04 juin 2007

L'audition

Tous les parents d’élèves avaient été mis au courant : le professeur de violon, Albert Despréaux, vénérable pilier du conservatoire de musique, prenait sa retraite. Tout le monde avait été étonné, et chacun se pressait pour l’assurer de ses meilleurs sentiments, ou regrets, et de toute cette pédagogie qui s’en irait avec lui. C’est donc votre dernière audition de fin d’année ? Eh oui. Vous savez, il faut laisser la place à la jeunesse, elle a tant à donner, tout ce renouveau moi ça m’émeut, je m’en vais rassuré. Vous savez, moi, c’est la vieille école.
Pour cette audition, programmée annuellement à la mi-juin, tous les enfants, selon leur niveau, avaient préparé un morceau qu’ils allaient jouer devant une assemblée choisie, de parents, professeurs, camarades de classe et autres mélomanes autorisés. C’était la répétition générale de l’examen de fin d’année, sans l’angoisse de rater, mais la peur de décevoir.

Ils attendaient tous, derrière le grand rideau noir, que ce soit leur tour, selon leur instrument, dans leur beau petit costume ou leur belle robe bien repassée, en tout cas dans un silence très solennel, que leur vieux professeur aux oreilles poilues viennent les chercher chacun, avec sa bouche qui souriait mais ses yeux qui faisaient froid. C’était bien aux violons d’ouvrir la séance.

Dans la salle, le public, fort nombreux, était assez silencieux. Un couple, enfin, un homme et une femme, un couple semblait un peu agité, quand bien même ils parlaient à voix basse, troublant un peu la concentration des derniers rangs.
- Agathe, tu sais l’autre soir Agathe, à table, c’était une torture de te voir assise et couvée des yeux par ce gros porc, j’étais à deux doigts de le gifler. Et toi tu ne disais rien, tu gardais les yeux tranquillement baissés en jouant de ta cuillère dans l’assiette de soupe. Il transpirait et te caressait constamment le cou et les épaules. Comment pouvais-tu rester ainsi sans bouger, sans rien dire !

Sur scène une petite fille était applaudie. C’est vraie qu’elle était jolie, on avait envie de l’applaudir rien que pour ça. Elle portait des anglaises comme on n’en fait plus. Les parents, oui. Elle était tout de même à croquer, une vraie petite meringue toute rose, et son morceau était court, le crincrin n’avait guère duré.

- Et tu veux que je dise quoi, à mon mari : " ce n’est pas parce que tu as fini ton conseil d’administration que tu peux te permettre pour autant de me peloter en public " ? Tu veux que je lui dise ça ? Tu veux tout casser parce que tu ne supportes plus qu’il me touche ? T’es-tu mis une seule fois à ma place, as-tu pu envisager une seule seconde ce que cela pouvait représenter pour moi de devoir en toute circonstance faire bonne figure, être présente et sage, et surtout silencieuse devant ses compères actionnaires pour qu’il puisse me présenter au meilleur de son avantage ?
- Non je ne me suis pas mis à ta place. Je ne veux pas, je ne peux pas supporter de te voir ainsi, d’être obligés de se voir en douce dans cette audition, toujours en public, avec le prétexte de nos enfants, tu ne trouves pas ça répugnant, toi ? Mon divorce va être prononcé dans quelques jours et tu fais comme si rien n’avait changé.

Un petit garçon avait succédé à la petite meringue. Il avait posé, du haut de ses trois pommes, son archet sur son minuscule violon. Puis rien. Puis rien. Il se tourna vers le rideau, prêt à pleurer. Et le vieux Despréaux arriva vite, vite, la petite partition à la main, et l’enfant put se mettre à jouer un peu.

- Tu fais comme si rien n’avait changé, comme si tu ne voulais plus. Avec les dents de ta fourchette, tu faisais des dessins sur la nappe. Et je cherchais éperdument ton regard. J’aurais tant voulu croiser tes yeux, au moins ton regard ! Je te voyais, fragile et collée à la table, et du haut de ton maintien, de ton si beau port de tête, tu semblais sourire, mais c’était absent et faux, ta présence était mensonge. Si frêle tu me semblais, tes bracelets jouant sur tes poignets, sur tes attaches, si fines, si fines, cette robe que j’aime tant, j’étais au bord des larmes, mais comment peux-tu t’offrir à cette affreux qui ne te voit même plus !

L’audition avançant, l’âge des participants également, les morceaux devenaient plus beaux.

Lui s’arrêta de parler. Elle lui prêta sa main qu’il embrassa et garda fort et doux dans son poing. Elle vacillait, elle ne se sentait plus le courage, elle se sentait prise dans un étau, elle ne trouvait plus la ressource de sourire, tant désirée et pourtant si désireuse de solitude qu’elle ne pouvait plus répliquer, leur histoire, cette rencontre, elle la sentait de plus en plus univoque et se sentait engluée et faible.

Les élèves du niveau fin d’étude désormais. De Bach à Paganini, c’était la virtuosité avant tout, le geste ample rapide, assuré, le musicien le regard perdu dans une musique allant presque plus vite que les sens, que le sens commun, adulte et maîtrisé.




12 mai 2007, Paris