24 juillet 2008

Cacilhas

Il y a l’autre côté ; ou dire : il y a en face.
De cette berge-ci du Tage, de ce point appelé Cais do Sodré, le vacancier promeneur pourra prendre le tramway qui l’emmènera, tout en longeant le quai et l’eau à peine mobile, tout à fait vers l’ouest où le fleuve se confondra définitivement avec la mer, passant sous la gigantesque superstructure du Pont du 25 avril avant que plus loin atteindre Belém, et le monastère de Hiéronymites et la Tour, prête à lever l’ancre au premier cri de mouette, et plus loin, bien plus loin encore atteindre les plages de Cascaís ou d’Estoril, les plus courues des plages de Lisbonne.
Mais de Cais do Sodré, il y a aussi l’embarcadère des bateaux pour l’autre côté, ou dire : pour en face. La plus courte des trajectoires, ce sera Cacilhas, dont on devine le blanc et ocre des bâtisses, suffisamment proches pour en deviner les couleurs, pas pour en dénombrer portes et fenêtres, encore moins constater leur état de dégradation. Pour l’heure ce sont encore des taches de lumière, ou plutôt renvoyant la lumière. La traversée dure plus de quinze minutes, à petite mesure sur l’eau de paille absorbant le soleil. A l’approche, l’enfilade des bâtisses fait penser à un train, des wagons de marchandises prêts à faire crisser poulie. L’abordage fait s’éclater des déchets solides qui cognent à la coque et au béton du quai.
Une place de marché à gauche, à son point d’exultation phonique. Il s’agit, à droite, de retrouver la berge, l’autre berge, pour longer le fleuve. La parallèle, le versant sud duquel toute la ville en face se crée en colline et colline et grandes taches d’arbres, et d’où les trains et tramways vont vers la mer. La perspective demande à faire le même chemin, quittant le marché, à droite et droit devant.
Le quai est long et rectiligne. L’eau à deux mètres en contrebas est figée, semblance d’osier tressé. Sur la gauche, les façades se succèdent, mutiques, tentures pétrifiées de peinture défraîchie. Un blanc devenu gris, un jaune devenu brun, la peinture partant en plaques entières, fichées dans l’herbe rare, au pied. A l’exception de quelque réclame usée, dans un rouge devenu mauve vantant un quelconque apéritif, les murs sont muets. Les fenêtres sont pour la plupart murées, le bois des portes, peint ou brut, est dévoré par le sel, chacune est entravée d’une planche étroite en sa diagonale. Rien ne semble. Pas le bourdonnement d’un seul insecte. Muets et sourds, les murs. Il semble ne rien y avoir derrière. Un décor de théâtre planté là dans le seul but d’être abandonné. Aucune de possibilité de vie, derrière. La maigre végétation semble sourdre de rien, sans racine pour s’accrocher dans la poussière. Sur le bord du quai, des ronds d’amarrage rouillés à distance régulière et plus loin encore quelques vestiges d’une activité maritime, un ponton de bois donnant sur rien, des panneaux interdisant les baignades, dont la forme pourrait faire penser à un pêcheur immobile. De la ferraille abandonnée, des chaînes n’enchaînant plus rien. Juste la suite continue d’un délabrement croissant, ce qui fut des maisons, là où des vies vécurent au rythme des marées et des courants, au chant des oiseaux du lever et du coucher, aux odeurs des poissons grillés au son d’un fado partagé, tout incrusté enfoui dans ces bétons et ces vitres cassées, un arbre mort et battant d’aile dans son agonie dernière, le râle de la cigogne échouée, la vibration de la solitude de personne, la solitude de l’air contre la paroi sèche, où vit seul le reflet des jeux d’eau du soleil, le cri noué dans les briques enchevêtrées.
Ce versant de jetée ne s’arrête pas. L’horizon n’y peut.





mai 2008, Quimper