18 septembre 2008

La jambe noire



Une femme est assise sur un banc, seule.
Le banc est au dehors, comme il est naturel de trouver un banc qui n’est pas banc d’école mais banc public. Un banc dehors.
La femme a les jambes croisées.
Ou plutôt elle a une jambe posée en son creux poplité sur le genou de l’autre. Une jambe surélevée donc, pas l’autre. Et la jambe du dessus, celle donc posée sur l’autre et dont le pied chaussé d’escarpin - tout comme l’autre – ne touche pas la terre mais semble se balancer très légèrement – alors que l’autre touche la terre, par le truchement de la semelle de l’escarpin, du talon aux doigts de pied – cette jambe du dessus, clairement définie, est noire.
Pas l’autre.
A savoir laquelle des deux est l’autre – c’est dire qu’il n’y a pas de première ni de seconde, il y a deux jambes qui se distinguent car l’une est noire – pas l’autre.
La femme à la jambe noire croisée et noire assise sur le banc dehors est immobile. D’elle-même elle ne bouge pas. Seule le pied de la jambe noire se balance légèrement, comme une feuille.

Tu n’as pas toujours eu cette jambe noire. D’ailleurs est-ce une vraie ou une fausse jambe noire ? En quoi est-elle faite ? Est-elle faite tout en noir ou seulement sa peau, que l’on éplucherait volontiers ? Avant, il n’y a pas très longtemps, tu avais les deux jambes pareilles et tu marchais d’un bon pas même. Tes pas te menaient par les rues, les trottoirs connaissaient bien les deux pas les deux pieds de tes deux jambes appuyant l’une comme l’autre du même poids sa semelle contre la pierre ou la terre ou le dallage ou le bitume, le même impact dans le tendre du mou ou le ferme du dur, tes talons frappaient le sol d’un claquement sonore et agaçant de qui sait où il va, ou surtout qui sait qu’il va. Aujourd’hui tu as l’air de mentir avec ta jambe noire qui n’est assurément pas la tienne. Tu sembles faire ainsi croire à un accident qui t’aurait définitivement résignée.

Derrière moi une béquille. Comme cachée comme pas dire je suis venue sur ce banc avec une béquille alors qu’il faut le dire il y a une béquille à mon côté. Un des plis de ma jupe la masque mais on l’aperçoit mais on perçoit la tête là où se pose l’avant-bras, la tête en plastique, en plastique noir, là où je mets mon bras quand je marche, et la poignée que je tiens, la poignée déjà lustrée de transpiration.

Il y a de quoi être troublé, ce que l’on croyait à gauche est peut-être à droite. Ne pas avoir fait vraiment attention à la posture initiale, avait-elle vraiment les jambes croisées ou, quand la jambe noire s’est révélée, la femme sur le banc dehors avait-elle déjà décroisé ses jambes ? Ses deux jambes et donc ses deux pieds auraient tout aussi bien pu être bien à plat, que l’un des deux pende dans l’air, comme une feuille. Tout dépend du moment du croisement de la jambe l’une sur le genou de l’autre, l’une des deux noire, à n’en pas douter.

Sur son banc, la femme ne scille pas. Comme en un simple devoir entendre ou devoir écouter cette voix la dire la dévoiler, soulever sa jupe pour connaître la vérité de la jambe noire, pour trouver la racine de la jambe noire, comme la révéler, comme la dénoncer. Comme la définir.

Ta jambe n’est pas noire, tu as triché, tu as enfilé je ne sais quelle épluchure noire pour t’étonner d’avoir une jambe devenue noire. Une génération spontanée de jambe noire comme la poussée d’un radis gris ou d’une grosse aubergine bien luisante et dodue, si si, appétissante presque, c’est assez bien fait, tu te serais presque convaincue, t’habiller l’autre jambe que l’autre en noire, comme pour ne pas la confondre. Alors que quand tu gambadais encore, quand tu te peignais encore les ongles des doigts de pied, des deux pieds symétriques en un vernis rouge agressif dans tes chaussures à hauts talons pour claquer le bitume avec tes jambes comme deux fuseaux dans des bas gris et satin, un joli mouvement il faut dire, mais le temps passe, le cruel temps où les deux jambes ne sont plus égales et telles, il ne fallait pas te laisser faucher, ma belle.

Je sais mon pas. J’assume mon repos sur le banc dehors avec ma béquille cachée. Je ne veux pas soulever une fois de plus l’occurrence. Le noir va bien à ma jambe noire, quelle qu’en soit la pulpe et la souplesse. La vérité n’est pas plus riche à dévoiler que la semblance. L’important m’est de vivre la jambe noire et l’autre pour ce qu’elles sont à ce jour, et non pas ce qu’elles furent. Je marche, je vais mon pas, seul, seule, je progresse de mes deux jambes, la jambe noire, et l’autre.

Et ce regard qui se pourléchait en caresse sur ton mollet. Et cette bouche qui savait de ses dents la tendresse de ta cheville. Et ces lèvres, et cette langue.

Au stade du banc, la jambe n’est que noire et l’autre non. Les deux ne sont pas douées du mouvement. Alors que, avant la chair, avant la couleur, la jambe est propice à la marche. Noire devenue l’une, et l’autre, définie par l’autre, noire devenue ou noire car noire, noire toujours, ou nouvelle parce que noire, refusant de n’être que nouvelle ou que noire et tu le sais tu le vois tu te vois qui marche quand tu marches de ta jambe noire et de l’autre et la béquille que tu tiens non pas du côté de la jambe noire mais de la main opposée, faisant ainsi peser tout le poids de ta marche sur la jambe noire, la jambe noire porte tout, que dire de son cri ou du cri de l’autre, de ta jambe l’autre. Et laquelle, laquelle ?
Et cette main qui t’accompagne.




lundi 11 août 2008, Boissy-lès-Perche