20 septembre 2008

Les champs mobiles



Et il disait encore :
« Tout fonctionne toujours comme sorti de derrière un rideau, de derrière une tenture. Plutôt du velours d’ailleurs, un velours pourpre, bordeaux, un rideau de théâtre, un rideau lourd avec de grosses embrases, comme des cordages, un tissage de chanvre jauni. Comme la nuance entre l’éveil et le réveil.
Après l’effort du rideau soulevé, continuait-il, je m’apprête toujours à ne pas être surpris par un décor qui devrait me surprendre, une scène que je ne peux pas connaître, que je ne peux pas avoir pressentie, comme un assommement de lumière, oui je sais on ne dit pas assommement mais c’est ainsi que cela me vient, ajoutait-il.
Mais alors que j’entends la musique, une cantate sans doute, sur un disque qui gratte et craque derrière le velours où je me remets à peine de ma torpeur, j’écarte la toile et je suis assommé et c’est un grand plaisir, je crains le sombre et je suis assommé de lumière. Et je suis heureux et je ne sais pas pourquoi. »

A peine plus tard il reprenait.
« C’est drôle sans doute, mais souvent je sens que mes trajectoires, mes lieux d’évolution, les lieux où je campe mon corps, et même mes doigts de pieds comme dans le sable de la plage, je les vois du dessus, comme un plateau de train électrique. C’est le lieu de tous les champs, de la superposition de tous les champs, des champs mobiles et des champs immobiles qui dialoguent et s’entrelacent. Un plateau de train électrique, oui. Il y a le rail bien entendu, et ses aiguillages, ce sont tous les chemins ; mais surtout ce qui compte ce sont les infrastructures : le petit tunnel, un trait d’ombre d’où je sors rafraîchi, le petit pont par dessus le petit point d’eau tout reflet du ciel. Et surtout la gare, là c’est ma maison, et là je n’y bouge plus, quand j’y suis. »

Un sourire et un peu d’eau, et il continuait ainsi :
« C’est construit comment une gare ? Au milieu pile il y a une bâtisse assez haute, plus large que profonde, et normalement, en tout cas dans ma maison gare c’est ainsi, des fenêtres se font face de chaque côté. Ainsi, avant même d’entrer, on peut par l’autre côté voir dehors, à peine dedans qu’il est déjà possible d’en sortir, l’air, le vent et le ciel sont aussi derrière. Et derrière, il y a ce que je veux : le jardin et rien que de l’herbe, et le fleuve bordé d’arbres et les péniches qui passent, ou la mer à perte d’étendue d’eau et rien qui arrête le regard. C’est mon réconfort lumineux. Et donc, je continue, de chaque côté du bâtiment central il y a une pièce un peu moins haute, plutôt dire un peu plus basse. Chacune des deux pièces communique de même manière avec la pièce centrale, des ouvertures latérales (il faut retirer les portes pour que personne ne risque d’en fermer une) permettent de circuler librement. Ce qui compte, et toujours et partout, c’est la possibilité de circuler, sans qu’il y ait besoin de le faire ; il est parfois même préférable de ne pas y aller, de rester au cœur et de laisser l’imagination deviner ce qu’il y aurait de part et d’autre. »

Il ne prenait plus de pauses, à peine pour boire.

« Et, de chaque côté de ces deux pièces, une pièce encore et une pièce encore et encore, le plus loin est le mieux, à chaque fois un peu plus petite, plus basse, plus calme, plus fraîche, un nouveau lieu possible de pause, les murs s’épaissiront doucement, les fenêtres devenant presque muettes, comme des paupières s’apprêtant à la sieste, chaque pièce d’un degré moindre de lumière, d’un degré supplémentaire de fraîcheur silencieuse à l’abri de laquelle j’aime à me poser les yeux et les oreilles, jusqu’au moment où quelque attention fureteuse finira, des heures et des siècles de quiétude après, par me pépier des enjôlements pour gambader dans le pré ou rêver ensemble, rêver encore surtout. »

Quelques instants il s’arrêta.
Il regardait en l’air, comme oubliant qu’il parlait. Et il reprenait.
« C’est vrai qu’il n’y a pas de rideau pourpre dans ma maison gare. L’important c’est l’idée. Et du moment que le vent peut circuler je ne suis pas contre. C’est doux le velours, c’est une sensation de confession, non ? Avant le velours, avant de passer le velours je ne sais pas expliquer. Et pourtant à l’intérieur du lieu entre le sommeil et le velours, avant l’autre côté du velours, il y a toujours un coin de rue intérieur. Une rue de maison, bien sûr, une rue de chambre, un coin blanc, un mur blanc en coin avant la fenêtre. Syndrome de clarté la fenêtre. Ouverture toujours ouverte, ouverte comme parfum musique et tumulte. Mais ne rien savoir en direct, rien qui obstrue la liberté de la sensation étendue, car c’est ce que je préfère, savoir qu’il y a sans savoir quoi, dans un jardin en espaliers ne découvrir l’univers du dessous que juste avant de sauter le pas, sans jamais la certitude d’avoir fini, insistait-il. Rien n’arrête. »

Et il disait encore.
« J’ai oublié de dire : dans ma maison j’ai mon trésor. C’est une boîte gigogne. A l’intérieur de la boîte, le premier couvercle de bois ouvert, je peux sortir une autre boîte, qui, aussitôt sortie prend la taille de la boîte de laquelle elle sort, et devient la première boîte, le premier coffret, le contenant du trésor qu’elle est elle-même. Je ne suis jamais parvenu au bout, jamais jamais je n’ai entrevu le moindre pan de sa toile de velours frappé, comme si je n’avais jamais même pas commencé.
Et l’air, et l’air comme lumière. »

Et il rayonnait.




mardi 12 août 2008, Boissy-lès-Perche