22 mars 2007

Bateau

Sur le bateau, j’ai la tête au vent et fixe la terre qui s’éloigne. Alors que c’est moi.
Je suis assis sur le pont, au dehors. Assis sur un petit banc, sur une petite planche de bois. Adossé à la coque. Les deux mains posées à plat sur les cuisses. Immobile absolument. Sur ma petite planche de salut.
J’ai la mer dans mon dos. Mais je l’ai aussi devant. Je regarde la terre qui s’éloigne et la mer qui grandit. La terre rapetisse un peu, pas très vite, vu la vitesse du bateau, mais elle rapetisse. Je vois assez nettement encore le pont blanc de l’embarcadère, il y a encore quelques personnes dessus, plus personne qui n’agite de mouchoir en tout cas. Ils ne se savent plus regardés. Ils ne savent pas que nous ne sommes pas complètement partis et qu’ils n’ont pas encore complètement disparu. Soyons confiant, le temps fait son œuvre. L’embarcadère poursuit son lent rétrécissement, les êtres sont petits points noirs, la peinture blanche va bientôt tout recouvrir et les êtres seront tellement petits points qu’ils seront absorbés par le blanc du ponton, de l’embarcadère, du bord du quai, du rivage, de la berge floue.
Ce qui accroche mon regard encore, sur la terre, ce sont les arbres. Des pins, de grands pins. Plus immenses de loin que de près. Ils sont quelques, et pourtant tirent la terre vers le haut, la faisant paraître de plus en plus étroite alors que les cimes s’élèvent vers le ciel. L’odeur de pin persiste dans mes narines, le nez comme enfoui dans un tapis d’aiguilles fraîches. Et un filtre long de plus en plus long se dessinant sur la mer, invisible, dispute un flux de résine aux premiers embruns qui bousculent l’air en vapeur et vaporisent les corps et les yeux.
Les maisons sont devenues si petites sur la terre. Les arbres les quelques arbres forment encore des piques dénudées vers le ciel, comme des mâts de hasard, comme des bâtons d’encens, des allumettes, des allumettes éteintes. La terre est une large bande qui s’étend à perte de gauche et de droite, une bande qui s’affine, une bande dont le vert sombre des landes tendrait à se brunir, à se ternir un peu dans la brume qui semble sourdre de l’eau. La droite et la gauche se raccourcissent, pour un peu je pourrais masquer la petite langue de terre qui reste de mon index couché.
Je n’ai jamais été aussi immobile. Tout tendu par le paysage du devant. Bientôt le moment où le peu de terre qui reste se fondra dans l’horizon, sans savoir qui du ciel ou de la mer la happera en premier, à moins qu’il n’y ait collusion. Ne pas rater le moment de la disparition, la disparition de ce qui sera toujours mais ne sera plus. Ne pas ciller. Protéger son champ de vision à l’ouest des quelques derniers rayons du soleil encore vivace.

La terre a été définitivement aspirée. Ai-je vu, ai-je bien vu, mon regard s’est-il absenté un instant, ou ai-je aspiré d’un souffle la dernière vision ? Il n’y a plus que la ligne de l’horizon.
Pas un instant la bateau n’aura modifié sa cadence, je n’entendais pas le lointain moteur, mais cette fois j’y ai accès. Au soleil, le vent était doux, désormais, le souffle est plus frais, froid même, et je ressens ma joue et mon front qui ont cuit. Je m’enserre de ma veste. La bateau bouge, il bouge beaucoup, j’en aurais presque la nausée. Ce doit être le vent du large. Tous les autres passagers sont rentrés. Je me lève pour me retourner, et tourne, et tourne encore, où que mon regard se pose, il n ‘y a que de l’eau, que la mer autour, plus du tout de terre à aucune vue possible. J’ai dû tourner trop vite, je ne sais plus dans quel sens je vais, je ne sais plus l’avant de l’arrière. Au dessus, des mouettes, d’où viennent-elles, volent dans les deux sens, ce ne doit pas être possible, mais ces flux contradictoires ne s’annihilent pas, ils se renforcent même, tandis que le moteur du bateau gronde un peu plus, je ne savais pas qu’un tel bateau, un petit bateau en somme, pouvait tenir sur une si grande mer, comment fait-il pour ne pas tomber, moi j’aurais le vertige, il va falloir que je trouve à me rasseoir, si j’y arrive, parce que ça tangue drôlement, et les vagues sont grosses, non, la mer s’agite beaucoup trop, et il fait presque nuit.
Je ne sais pas comment j’ai réussi mais je me retrouve assis, et je me sens plus calme, je sens comme une nouvelle immobilité qui m’envahit, bienfaisante. En face de moi je me regarde, je me souris, j’ai l’air calme très calme, et je m’éloigne, doucement, très doucement, et je m’éloigne, doucement, très doucement, doucement, très doucement.



16/3/7 - St-Wandrille