21 mars 2007

Se recoucher

Le réveil aura normalement sonné. Et vous l’aurez normalement éteint. Quelques dix minutes plus tard, il aura de nouveau normalement sonné. Vous l’aurez, et de nouveau, normalement éteint. Dix minutes plus tard encore il sonnera, et vous l’éteindrez cette fois vraiment, pour vous lever vraiment. Mais vous autoriser quelques minutes encore, en prenant bien garde de ne pas vous rendormir. Juste quelques minutes donc et se lever.
Ce que vous faites, un peu fier et content de ne pas avoir replongé, cette fois. Il n’est pas encore neuf heures, point trop tard encore, mais franchement pas très tard pour un lever de congés, point trop tard encore pour un petit déjeûner avec les autres. Vous prenez votre douche normalement, sans tâtonner mais sans plus courir. Vous achevez tranquillement vos ablutions, vous vous rasez, vous vous peignez soigneusement, vos cheveux sont un peu longs, il est grand temps que vous preniez rendez-vous chez le coiffeur, puis vous vous vêtez de frais, d’une chemise bleu pâle mais vif et vous prévoyez un gilet que vous ne manquerez pas d’enfiler une fois dehors dans le petit froid du matin encore.
Vous descendez les quelques étages de pierre pour prendre votre petit déjeûner. Vous vous y retrouvez seul, les seuls occupants ayant sans doute déjà terminé, ou n’étant pas encore passés, aucune trace de passage n’étant visible, vous êtes un peu surpris car il vous avait bien semblé que votre voisin, celui de la chambre voisine, avait pris sa douche et était descendu juste avant vous. Sans doute n’a t-il pas souhaité déjeûner. Vous prenez donc votre temps et votre espace pour boire votre bol de café au lait et manger quelques tartines beurrées, bien grattées.
Après avoir nettoyé votre place et rincé votre bol, vous allez faire quelques pas dans le parc. La brume ne s’est aujourd’hui non plus pas complètement levée. Cela vous avait un peu étonné au départ, mais vous avez appris que c’était fréquent à la campagne, même avant une journée de grand beau temps. Sans doute aussi la rivière coulant dans le domaine contribue à entretenir cette eau flottante. Une fine couche de givre bien blanche couronne encore la pelouse fraîchement coupée. Le jardinier se sera sans doute amusé en passant la tondeuse, ayant fait son œuvre par cercles, comme des cercles créés par un caillou sur l’onde. Vous êtes étonné et égayé en constatant que le givre fond à mesure que l’ombre portée des bâtiments voisins se rétracte, offrant ainsi dessiné sur l’herbe le contour des bâtisses alentour. Vous faîtes quelques pas encore dans les allées, le gravier crissant sous vos chaussures, parmi les arbres encore dénués de feuilles, mais point complètement – vous avez vérifié – de bourgeons. Des oiseaux déjà bien gais lancent leurs chants variés dans les cimes aveugles à vos yeux. Vous vous promenez encore un peu au bord de la rivière, constatant par vous-même que les truites n’y voguent plus, arrêtées par les filtres et autres bassins de rétention d’une pisciculture installée plus en amont.
Une fois de plus le gilet n’aura pas été superflu. Vous en refermez bien tous les boutons jusqu’au col, et vous décidez de rentrer à votre chambre, bien des choses vous y attendent. Vous remontez les trois étages plus lentement que vous l’auriez souhaité, mais vous vous sentez les jambes lourdes. Ne pas forcer non plus, vous vous êtes autorisé des vacances, bien méritées, oui bien méritées.

Vous ôtez votre gilet, le raccrochez bien proprement à la patère. Vous vous resservez un petit café, que vous aurez conservé bien au chaud dans votre thermos, et vous enserrez la petite tasse de vos deux mains et vous trouvez cela bien agréable. Vous ouvrez un pan de la fenêtre, un peu d’air ici fera du bien. Vous êtes étonné de vous sentir un peu las, comme si vous n’aviez pas dormi une vraie nuit, vous avez pourtant connaissance d’avoir dormi une vraie nuit. Vous en venez rapidement à la conclusion que ce sera l’effet de vos vacances, et la fatigue qui commence à sortir par les pores. Vous savez bien que le sommeil est un usurier, et qu’il réclame bien plus quand il n’a pas eu son comptant. Vous êtes finalement soulagé de le constater. Vous êtes bien là pour vous reposer, malgré l’illusion de tout ce travail que vous n’avez pu vous empêcher d’emporter. Donc, ce travail pourra bien attendre un peu.
Vous vous autorisez à délacer vos chaussures, c’est un vrai soulagement. Dommage que vous n’ayiez pris que vos chaussures de ville. La prochaine fois il faudra prévoir des souliers plus souples, plus faits pour la marche. Vous retirez vos chaussures. Vos doigts de pied, ainsi libérés, jouent tout seuls. Quel jeu agréable, vous les sentez souples, si souples, vous en feriez du piano. Et pourquoi ne pas enlever vos chaussettes. Quelle sensation agréable que ce tissu que se décolle lentement du dessous des pieds. Vos orteils remuent, ils sont encore plus agités. Vous décidez de vous tailler un peu les ongles, surtout le gros orteil, ils sont franchement trop longs. Vous aimez beaucoup vous couper les ongles de doigts de pieds, et vous peaufinez tellement que vous finissez toujours par vous faire saigner un peu. Voilà qui est fait. Vous passez alors la tranche de votre main entre chaque orteil, un par un. Cela gratte agréablement. Vous frottez un peu, vous en récoltez même des petites sécrétions que vous roulez en petites boulettes pour les jeter ensuite n’importe où. C’est un petit rituel que vous aimez faire durer. Vous prenez votre temps à chaque pied.
En prenant soin de vous écarter de devant la fenêtre, vous vous étirez un peu. L’idée germe depuis quelques instants : et si vous vous recouchiez un petit moment ? Vous n’avez aucune obligation, rien d’autre que vous ne vous soyiez imposé à vous même. Oui, vous pouvez bien vous recoucher un moment, il est encore tôt, et quoi qu’il en soit, c’est votre temps à vous. Alors oui, vous décidez que vous aller vous recoucher.
Vous retirez votre pantalon en tirant par les jambes, mais vous prenez malgré tout soin de bien le plier sur votre chaise. Vous vous caressez un peu l’entrejambe. Vous sous-pesez le tout gentiment. Vous passez même directement votre main dans le slip, votre testicule droit vous gratte par trop. Ci fait. Vous enlevez votre chemise. Oui, ce serait bête de la froisser. Voilà, vous pouvez vous remettre dans votre lit. D’ailleurs vous ne l’aviez pas refait, c’est un signe. Vous tirez juste un peu le drap du dessous, vous vous y allongez en passant d’abord par la position assise, c’est votre style, et vous vous recouvrez des couvertures en vrac.

Vous savez dès lors que vous avez eu raison. De vous recoucher.
Vous êtes sur le dos, allongé de tout votre long. Vous sentez tout votre corps reposer sur le matelas, vous le sentiriez même s’enfoncer un peu, pour peu. Oui vous le sentez, vous vous sentez en prise directe avec votre lit, vous y êtes à part entière.
La fenêtre, de son battant ouvert, laisse pénétrer tous les bruits de la nature. Tous les bruits de la nature et un petit vent frais, une brise qui ondule le voilage et qui renouvelle l’air.
Vous gardez à peine votre calme, tant vous êtes heureux de votre position, tant vous êtes heureux d’être parvenu à lâcher prise, tous vos ruisseaux intérieurs trémulent et dessus vogue une flotte innombrable de bateaux en papier, les bateaux en papier c’est le seule chose que vous réussissez à faire en pliage, et ils voguent de contentement, sans se mouiller ou si peu, ils effleurent l’onde et vous chatouillent avec tendresse tous les tissus à vif. Vous tentez de vous concentrer pour en profiter à plein, tant ce réseau de frôlements semble vous libérer de l’intérieur. C’est une joie inestimable que vous ne voudriez jamais arrêter ou canaliser, vous ne saviez pas cela possible.

Dessus vos yeux, pour masquer le jour, vous avez mis votre bras, votre bras hermétique. C’est ainsi que vous appelez cette position : c’est le bras gauche replié sur vos deux yeux qui réussit ainsi à créer un noir hermétique. Avec le bras droit cela marche beaucoup moins bien et la position, vous ne savez pourquoi, est nettement moins confortable. Vous en devinez juste à quel point nous ne sommes pas symétriques. Et, depuis ce noir sous votre bras, alors que le jour de la nature bat son plein, se récrée tout un champ d’audition visuelle.
Tout ce que vous connaissez du paysage de votre fenêtre vous arrive aux oreilles avec une acuité formidable. Ce serait peine perdue s’il fallait dénombrer la quantité de sons qui se superposent, à les croire bien plus nombreux que lorsque vous avez les yeux ouverts. Vous ne trouvez pas de limites à la profondeur de champ, à la profondeur de sons. Car du plus proche au plus lointain, du plus grave au plus aigu, du plus fort au plus doux, du plus long signal au plus bref, grandissant ou faiblissant, se multipliant ou se simplifiant, vous entendez tout, vous savez tout, vous voyez tout du dehors. Dans la mélodie des oiseaux, vous entendez plus d’une dizaine de chants différents, des roulades, des notes filées, répétées, des réponses, du simple sifflement ou de l’écho. Dans ce pré à côté quelques brebis paissent, suivies à corps et à cris par leurs petits, de ces agneaux qui bêlent à fendre l’âme. L’eau de la rivière qui coule, des couvreurs travaillant sur le toit d’ardoise en face, un tracteur plus loin, de l’herbe que l’on ratisse, des passants dans la rue, quelque enfant qui joue, quelque voiture qui passe plus loin, quelque camion qui livre, du vent dans les feuilles, les cloches qui sonnent, tout près ou tout loin, des pas sur la gravier, peut-être les vôtres, des pas dans l’escalier, une mouche malvenue qui grésille contre le carreau, tous ces sédiments sont d’une profondeur infinie.
Vous vous tournez, vous contournez, vous repliez, vous étirez de l’intérieur, vous réunissez en chien de fusil. Le chant du dehors ne s’arrêtera pas.
Vous pouvez y aller.
Vous avez encore tant de sommeil à dormir.



15/3/7 - Saint-Wandrille