26 septembre 2008

La nature


Il avait été décidé de contrecarrer ce que la nature avait réalisé du premier coup. Du premier coup peut-être pas, l’érosion ayant fait son œuvre, mais comme prendre un ascendant sur les forces telluriques. Puisqu’il était hors de propos de reculer la maison, il s’agirait d’éloigner le fleuve. Une femme énorme est assise sur un siège pliant que son fessier a englouti et qui menace péril. Sa culotte de toile rouge a l’ampleur d’une tente de laquelle on pourrait s’attendre à voir sortir une cohorte de légionnaires romains. Elle est paquebot, crachant la fumée de son cigare dans une impérieuse volupté. Sa voisine de siège, une cousine, une sœur, une jumelle peut-être, est sa semblance version turquoise en tunique intégrale et turban, avec la mine rentrée d’un trognon de pomme mal assimilé. Toute l’assemblée est à l’avenant. Cette partie de bord de Seine a attiré le soleil, et l’herbe neuve ne durera pas sous l’assaut des transats et des piétinements. Les pelleteuses étaient à l’œuvre. Il s’était agit de puiser dans les champs voisins des centaines de tonnes de remblai. Pendant des semaines et des semaines des monceaux de terre et de gravats avaient été apportés, contournant la maison de part et d’autre, tout stoïcisme. Le jus de sa poire lui coulait entre les lèvres. Et même lui coulait sur les joues tant elle goûtait le plaisir de rester étendue dans l’herbe. Elle se sentait les mains collantes et ne savait comment les essuyer. Elle mourait d’envie de se les plaquer sur sa robe, sa robe de toile blanche sans manche qu’elle devinait déjà toute tâchée de vert, entre l’envie de continuer à se vautrer et de la tâcher encore plus, l’envie de la retirer toute pour s’offrir au vent jaune d’alcool de poire et d’en rire tant et plus de la gorge, ou peut-être pleurer aussi. Le vent était beaucoup. Des commentaires des plus concernés se font sur les grands beaux voiliers qui passent. La maison ne bougerait pas, mais le jardin, lui, agrandirait largement sa langue vers le fleuve, et le jardin, le grand jardin doublé, aurait comme toujours été là, ah celui-ci c’est un Norvégien, comme toujours aussi beau et aussi noble, comme s’il avait été le paysage initial, dans un équilibre parfait, comme si la nature avait eu bon du premier trait, lui restituant son talent. Beaucoup d’ombre mouvante passait sur son visage, lui donnant du frais, de l’éclat et du doux. Les serviettes de plage transformées en nappe recueillent les tranches de jambon, les tomates cerise et des couteaux trempant dans le pâté tiède. Le jardin redevenu premier, rendu à la grâce de ses sédiments fondateurs. Un peu éblouie, elle ferma les yeux, se mit à rouler de droite et de gauche, ses cheveux blonds s’emmêlant un peu plus à chaque tour. Elle voulait de ses bras, de ses jambes, de son corps même investir le verger. La matière en miette, de la roche concassée, du béton brisé, les dunes de craie en parpaings broyés, avaient été déversée, jetée à bas de la rive initiale par des mâchoires aveugles en un agglomérat spongieux qui finissait victorieux dans l’impossible absorption du fleuve, les eaux dévorées. Un rire de bœuf bourguignon : le turban turquoise a failli s’effondrer par l’arrière dans les thuyas. Mais non, c’est celui-là le Norvégien. Les enfants ne font pas la sieste et cavalent dans un cache-cache aléatoire. Un papa a trouvé refuge dans un hamac. Des verres raclent les derniers fonds des cubis de vin. Investir et devenir le verger, être à la fois le fruit et l’arbre, l’arbre et le fruit, sa saveur et sa chair, sa peau et son cœur. Quelqu’un sait où on pourrait trouver du café ? Du fruit encore vert au fruit trop mûr tombant dans le sol pour s’y esclaffer et s’enfouir pour renaître nouvel arbre. Elle refusait de partir. Les saisons avaient vu la progressive disparition des chenilles ouvrières rentrant d’exode à la queue-leu-leu vers d’autres carrières. Le remblai s’était tassé, s’était damé, il était devenu terreau, des nouvelles pelouses et un jeu de haies basses y avaient été dessinés artistement. A contresens des beaux trois-mâts un petit voilier semble échoué ; les tentatives de dégagement d’une vedette de secours monopolisent l’attention, faisant oublier de se protéger contre le soleil, malgré quelques canotiers tardifs qui fleurissent et couvrent la face des derniers dormeurs, avant que ne sonne l’heure de celui qui, ouvrant la brèche, décidera de la première vague de départs. Quelques arbres avaient été replantés, ou la faveur de quelques arbustes d’ornement qui par les années finiraient par donner grâce à une tonnelle reculée pour amoureux à fleurettes. Elle avait cramponné la terre de ses orteils, serrant tellement le fruit dans sa main qu’il y éclata en pulpe molle. Cet arbre était le sien. C’était Son arbre, elle ne pouvait l’abandonner ainsi, lui qui avait pris racine sur le bord de l’eau du fleuve. Elle jeta sa main souillée dans le vide pour voir la chair du fruit se disloquer et disparaître, s’ensevelir dans l’eau.




jeudi 14 août 2008, Boissy-lès-Perche