12 janvier 2009

Adelaïde Rubinstein





Les cimetières ne sont pas des lieux dédiés à la balade ou aux rencontres amoureuses. J’aime pourtant y laisser traîner mes pas.
Peut-être n’ai-je pas dépassé l’heure morbide où les enfants dressent des sépultures à des animaux de compagnie ou à l’oisillon passé par dessus bord du nid trop plein. L’oiseau momifié auquel nous avions voué un culte pendant quelques semaines avait trouvé refuge dans un coin reculé du cimetière du village, une tuile en terre cuite en guise de stèle et le message d’amour éternel à la craie qui avait tenu moins longtemps que la première pluie ; et fiers avec ça d’avoir le jardinier avec nous, qui contournait la petite tombe en passant la tondeuse à gazon.
Peut-être reste-il en mon cœur ce souffle d’enfance qui a sa conception de la gravité, comme un jeu, pas seulement un jeu, l’apprentissage du deuil comme une histoire de grands.

Ce fut comme l’empreinte d’une chaussure d’enfant dans le ciment frais.
Adelaïde

Pourtant, si ce n’est pas un lieu dédié à la promenade, il y a souvent du nombre, et intense, dans les cimetières. Je ne parle pas de ces dates consacrées où chacun choisit un beau costume compassé et des chrysanthèmes rouille vomi pour honorer la mémoire des chers disparus, et remplacer ceux de l’année d’avant, et sortir la belle-mère, tous en même temps, dans un mouvement similaire à la transhumance des maillots de corps sur la Riviera au mois d’août, et cela spécifiquement le jour de tous les saints, parce que le lendemain, vous comprenez, on travaille, nous le reste de l’année on a franchement autre chose à foutre, en plus on ne s’y retrouve jamais, elles sont toutes pareilles ces tombes. Non, je parle du reste de l’année. Aux temps creux, il y a toujours un monde fou dans les allées, alors qu’on ne le croirait pas. Pas seulement l’inévitable petite vieille aux pigeons, mais une démultipliée de grands ou petits faunes de toute couleur, tapis dans les fourrés et sortant de partout, silhouettes furtives et muettes se fondant sur la pierre. Comme si les hommages se faisaient dans un seul souffle. Le temps de disparaître. Non ce n’était pas moi c’est impossible.
Pas le meilleur endroit pour mener une filature, facile de perdre la trace du coupable. Et des belles inconnues. Il y a aussi de belles inconnues, toutes parées de mutisme.

C’est même aux temps du dénuement que je préfère les cimetières, à l’automne ou à l’hiver, en février, ou en novembre, dans l’odeur des feuilles rousses tombées à terre, tapis mouillés dont la dégradation affecte de sentir la noisette, celle de l’écureuil qui prépare son hibernation, ou dans le froid piquant aux branches nues des arbres et des cris des oiseaux de loin dans l’hiver, où rien ne semble encore renaître, alors que quelque chose va renaître, les bourgeons sont encore loin cachés à l’intérieur. Mais chut.
Les cimetières au printemps me rendent triste, le chant des oiseaux et le jeu du soleil avec la nature dans le vent pimpant sont comme des pieds de nez de grand guignol.
Souvenir transversal de la visite du Cimetière des Plaisirs (
de Prazeres, littéralement), à Lisbonne, sous un soleil de plomb où je crus comprendre que dans les caveaux il y avait des vrais gens à l’intérieur, bâtisses meublées comme des petites maisons à vivre, manquant juste l’écuelle de lait pour le chat, minet minet minet, et le fauteuil à bascule qui grince encore, les fleurs magnifiques, les couleurs les plus rayonnantes tapant à l’œil comme un orphéon de quatorze juillet, un petit camion vert circulant dans les allées et des ouvriers s’occupant de tombes cassées ou de murets délabrés un mégot aux lèvres. Un flux de vie, sous la scie sonore des oiseaux des haies, qui amplifiait ma solitude. Me cognant au verre froid de mes paradoxes. Souvenir entêtant de cette énorme couronne de fleurs en pleine putréfaction, effondrée, comme emboutie.


Une belle inconnue ; à prendre par la taille ; à qui voler un baiser ; deux baisers ; à qui faire des promesses ; les reprendre ; lui rendre ; pour s’embraser et s’étourdir.
J’étais amoureux.
Adelaïde


Mes pas à pas de cimetière ne sont pas étouffés, mais leur rythme diffère de celui du dehors, de l’autre dehors. La chimie de l’air est différente. La foulée est ralentie, comme s’il y avait une couche de coton par dessous le gravier ou le dallage des allées.
Je ne veux pas être triste quand je marche parmi les tombes, et je ne le suis pas. Je débranche mes deuils à l’entrée, et je respire le calme, et le tumulte de la ville s’éloigne. C’est un lieu où je suis envahi de tous les temps, qui se percutent et s’entrelacent. La tête bousculée de noms et de dates, tous ces âges qui se calculent et se superposent. Des temps de vie, ces si nombreux vagissements qui franchissent les décades et les siècles. Chaque pierre tombale est une profondeur de champ d’où découle la vie de ces voyageurs arrêtés, où je tends le bras profondément, et je vois des champs, des ciels, des maisons, un escalier, une cascade de rires.
C’est évident, le temps palpite sous le silence
un déménagement, un changement d’appartement, de ville, de pays, une balançoire, une robe blanche, de la fumée noire, un paquebot de troisième république, le photographe caché sous le tissu, une sirène. Une belle inconnue.
Il y a aussi le grand homme, le grand homme devant la tombe duquel on sera venu se recueillir, prétexte d’un voyage unique, non pas révérer sa mémoire, plutôt tenter de comprendre que le chemin de son corps s’est arrêté là. S’était arrêté là.
Ce n’est évidemment pas la vie, sûrement pas une vie souterraine. Ce qui est arrêté ici vient d’ailleurs, le déploiement des dimensions physiques et temporelles d’une convergence de hasards où chacun a sa musique pour peu que l’on ait l’oreille ou l’envie de l’entendre.

Et c’est ainsi que j’ai connu Adelaïde Rubinstein.

La véritable tristesse serait de ne pas avoir rencontré ces vies en vrai, d’avoir serré ce sein contre soi et admiré cet oncle tortillant les crocs de sa moustache et dansant si bien la valse, peut-être une traversée inconsciente de sa propre généalogie, dans ces lieux si plantés d’arbres, l’arbre au dessus de tous et chacun où un nombre inaliénable de détours ont produit ce fruit, qui de pêche brune aurait pu être pomme verte, d’un quart de duvet près.

Quel rire clair ce fut, frais comme l’eau.

Un voyage.
Terre étrangère.
C’était en vraie mitteleuropa, son creuset, sa source, à la fin de l’hiver, sa saison.
Dans le cimetière central de Vienne, au sud est de la ville. Un cimetière si grand qu’il est une ville et qu’il a fallu trois stations de tramway pour en couvrir toute la longueur. Assez peu loin de la pierre d’Arthur Schnitzler, c’est là, là que je l’ai connue. Sans prévenir. Adelaïde Rubinstein. Elle s’était appuyée contre un arbre pour remettre sa chaussure tombée en chemin, et je pus entrevoir sa cheville qui disparut sous la toile dès qu’elle reposa le pied et me regarda de ses yeux. J’étais un peu loin pour en deviner l’expression. Un peu loin pour en deviner la couleur. Peut-être un peu de rougeur à la joue.

C’était dans la partie bordant le cimetière juif, qui s’étend sur près du tiers de la superficie totale, à l’est, et dont les tombes sont en majorité antérieures à la seconde guerre mondiale. Elles ne sont guère distinctes des autres, sauf que cette partie semble d’un autre temps, plus vouée aux herbes hautes et à la prolifération des lapins qu’à un quelconque pèlerinage mémoriel, une sorte de retour à la nature d’un frappant contraste sur les allées si soignées, si normées, de l’autre grande partie.

Elle s’était retournée, et j’avais sa nuque pour moi. Les cheveux retenus dans un filet. A peine cambrée, les hanches amples, la taille pleine. Un panier d’osier à ses pieds, couvert d’un tissu à cerises. Elle semblait appeler, ou chercher quelqu’un. Elle avait mis sa main en visière. Une cavalcade de petits pas s’approcha d’elle, comme un galop de cheval qui ferait trémuler la terre d’impatience.

Il est étonnant de constater comme ces lieux de paix,
friedhof en allemand, peuvent être conçus comme des villes, dans une géographie très signifiante, avec leurs zones quadrillées aux tombes plus ou moins serrées, plus ou moins entretenues et de différente majesté, l’évidence de certaines zones riches sur certaines zones pauvres comme en témoigne la richesse ou l’absence d’ornementation, au dessous de ces ciels industrieux, quand la nue des humbles se moutonne des ronds de fumée des nantis.

Détournée du soleil sa robe paraissait d’une toile plus sombre, et lourde comme une voile, sa démarche sans appui devenue résignée. Adelaïde Rubinstein avait disparu au coin de la dernière allée, à la faveur d’herbes en friche. En la rejoignant, je l’aurais peut-être trouvée étendue.


Je ne connais pas sa date de naissance, pour ne pas dire que je ne m’en souviens plus, à moins qu’elle n’ait été effacée. Je ne savais que 1909, l’autre date.




15 décembre 2008, Paris