30 janvier 2010

Sans toi

Tes pieds sur le sol froid. Ce sol froid sous tes pieds, le sol déchaussé, tes

pieds déchaussés, nus, qui marchent en rond sur ce sol froid, ces pieds

froids sur le sol nu, le sol déchaussé, absent, anesthésié dans la pièce

nue.

Tu ne sais pas arrêter, tu ne peux canaliser ton pas, la plante de tes pieds à

vif, l’empreinte dans le sol nudifié, tes chaussures délaissées rejetées. Tu

te sens nue, tu te sens de verre, tu te sens transparente dans la pièce vide si

claire si blanche si lumineuse et si froide, ton corps de cristal, ton corps

crispé lisse et froid et raide, tes jambes de verre, ton ventre de verre, tes bras

de verre, tes mains tes doigts tes ongles de verre froid lisse et nu, dans le

geste blanc.

Ton corps de verre frissonne, tu ne parviens pas à te réchauffer, malgré le

mouvement continu, malgré les nœuds des bras des pieds et jambes, malgré

l’étoffe, malgré les habits la toile la laine dont tu t’es couverte. Tu es en

abandon, le froid blanc te transporte, tu sens la craie qui crisse sous tes

parois effeuillées, tu cries le silence, tes doigts dans ta tête glacée, tes

dents entrechoquées, ton souffle crissant contre ces miettes.

Tu voudras jeter te jeter tout jeter contre la paroi translucide du monde des

murs du plafond du plancher où tout te voit, où tout te sait.

Tu voudrais retrouver la limite, l’opaque, la résistance, le bois et le chaud, tu voudrais l’incertitude, retrouver le battement de ce cœur, le prendre et l’embrasser, traverser le feu, souffrir de l’écharde dans ton talon, souffrir de pouvoir aimer.




paris, le 17 janvier 2010

19 octobre 2009

Feuilles d'eau



Grenouilles taupantes sur la feuille-et-pétale
flottille sur l’eau trouble qui
dérive et accoste, rebondit à la rive
floue
se fond, s’invisible, immobile

Vase poudreuse, nénuphars accouplés
poissons translucides humeurs diffuses
étonné regard, pâle mousse et moussons sages
vagissement de bulles d’air sucré

Après-midi placide au printemps à peine
Barque tangente oscillant et vaguelant
branche de saule, pluie de tendre
chevelure épanouie
caressant au dormeur bercé par le flux

Superposition d’eaux
le ciel doux se plonge et s’ébroue
compagnon des secrets de l’onde
jusqu’à embrasser le mol tapis d’herbes à tritons

Les arbres forment conciliabule
enlacés et ténus, chuchotant d’aise
dans le vol la clarté
des libellules

Papillons nervurés, crapaud gobe-mouche
serpentins dansant sous le flot d’opales
dilution des torpeurs
lent
des ronds et des ronds et des ronds




11 octobre 2009, Paris

12 janvier 2009

Adelaïde Rubinstein





Les cimetières ne sont pas des lieux dédiés à la balade ou aux rencontres amoureuses. J’aime pourtant y laisser traîner mes pas.
Peut-être n’ai-je pas dépassé l’heure morbide où les enfants dressent des sépultures à des animaux de compagnie ou à l’oisillon passé par dessus bord du nid trop plein. L’oiseau momifié auquel nous avions voué un culte pendant quelques semaines avait trouvé refuge dans un coin reculé du cimetière du village, une tuile en terre cuite en guise de stèle et le message d’amour éternel à la craie qui avait tenu moins longtemps que la première pluie ; et fiers avec ça d’avoir le jardinier avec nous, qui contournait la petite tombe en passant la tondeuse à gazon.
Peut-être reste-il en mon cœur ce souffle d’enfance qui a sa conception de la gravité, comme un jeu, pas seulement un jeu, l’apprentissage du deuil comme une histoire de grands.

Ce fut comme l’empreinte d’une chaussure d’enfant dans le ciment frais.
Adelaïde

Pourtant, si ce n’est pas un lieu dédié à la promenade, il y a souvent du nombre, et intense, dans les cimetières. Je ne parle pas de ces dates consacrées où chacun choisit un beau costume compassé et des chrysanthèmes rouille vomi pour honorer la mémoire des chers disparus, et remplacer ceux de l’année d’avant, et sortir la belle-mère, tous en même temps, dans un mouvement similaire à la transhumance des maillots de corps sur la Riviera au mois d’août, et cela spécifiquement le jour de tous les saints, parce que le lendemain, vous comprenez, on travaille, nous le reste de l’année on a franchement autre chose à foutre, en plus on ne s’y retrouve jamais, elles sont toutes pareilles ces tombes. Non, je parle du reste de l’année. Aux temps creux, il y a toujours un monde fou dans les allées, alors qu’on ne le croirait pas. Pas seulement l’inévitable petite vieille aux pigeons, mais une démultipliée de grands ou petits faunes de toute couleur, tapis dans les fourrés et sortant de partout, silhouettes furtives et muettes se fondant sur la pierre. Comme si les hommages se faisaient dans un seul souffle. Le temps de disparaître. Non ce n’était pas moi c’est impossible.
Pas le meilleur endroit pour mener une filature, facile de perdre la trace du coupable. Et des belles inconnues. Il y a aussi de belles inconnues, toutes parées de mutisme.

C’est même aux temps du dénuement que je préfère les cimetières, à l’automne ou à l’hiver, en février, ou en novembre, dans l’odeur des feuilles rousses tombées à terre, tapis mouillés dont la dégradation affecte de sentir la noisette, celle de l’écureuil qui prépare son hibernation, ou dans le froid piquant aux branches nues des arbres et des cris des oiseaux de loin dans l’hiver, où rien ne semble encore renaître, alors que quelque chose va renaître, les bourgeons sont encore loin cachés à l’intérieur. Mais chut.
Les cimetières au printemps me rendent triste, le chant des oiseaux et le jeu du soleil avec la nature dans le vent pimpant sont comme des pieds de nez de grand guignol.
Souvenir transversal de la visite du Cimetière des Plaisirs (
de Prazeres, littéralement), à Lisbonne, sous un soleil de plomb où je crus comprendre que dans les caveaux il y avait des vrais gens à l’intérieur, bâtisses meublées comme des petites maisons à vivre, manquant juste l’écuelle de lait pour le chat, minet minet minet, et le fauteuil à bascule qui grince encore, les fleurs magnifiques, les couleurs les plus rayonnantes tapant à l’œil comme un orphéon de quatorze juillet, un petit camion vert circulant dans les allées et des ouvriers s’occupant de tombes cassées ou de murets délabrés un mégot aux lèvres. Un flux de vie, sous la scie sonore des oiseaux des haies, qui amplifiait ma solitude. Me cognant au verre froid de mes paradoxes. Souvenir entêtant de cette énorme couronne de fleurs en pleine putréfaction, effondrée, comme emboutie.


Une belle inconnue ; à prendre par la taille ; à qui voler un baiser ; deux baisers ; à qui faire des promesses ; les reprendre ; lui rendre ; pour s’embraser et s’étourdir.
J’étais amoureux.
Adelaïde


Mes pas à pas de cimetière ne sont pas étouffés, mais leur rythme diffère de celui du dehors, de l’autre dehors. La chimie de l’air est différente. La foulée est ralentie, comme s’il y avait une couche de coton par dessous le gravier ou le dallage des allées.
Je ne veux pas être triste quand je marche parmi les tombes, et je ne le suis pas. Je débranche mes deuils à l’entrée, et je respire le calme, et le tumulte de la ville s’éloigne. C’est un lieu où je suis envahi de tous les temps, qui se percutent et s’entrelacent. La tête bousculée de noms et de dates, tous ces âges qui se calculent et se superposent. Des temps de vie, ces si nombreux vagissements qui franchissent les décades et les siècles. Chaque pierre tombale est une profondeur de champ d’où découle la vie de ces voyageurs arrêtés, où je tends le bras profondément, et je vois des champs, des ciels, des maisons, un escalier, une cascade de rires.
C’est évident, le temps palpite sous le silence
un déménagement, un changement d’appartement, de ville, de pays, une balançoire, une robe blanche, de la fumée noire, un paquebot de troisième république, le photographe caché sous le tissu, une sirène. Une belle inconnue.
Il y a aussi le grand homme, le grand homme devant la tombe duquel on sera venu se recueillir, prétexte d’un voyage unique, non pas révérer sa mémoire, plutôt tenter de comprendre que le chemin de son corps s’est arrêté là. S’était arrêté là.
Ce n’est évidemment pas la vie, sûrement pas une vie souterraine. Ce qui est arrêté ici vient d’ailleurs, le déploiement des dimensions physiques et temporelles d’une convergence de hasards où chacun a sa musique pour peu que l’on ait l’oreille ou l’envie de l’entendre.

Et c’est ainsi que j’ai connu Adelaïde Rubinstein.

La véritable tristesse serait de ne pas avoir rencontré ces vies en vrai, d’avoir serré ce sein contre soi et admiré cet oncle tortillant les crocs de sa moustache et dansant si bien la valse, peut-être une traversée inconsciente de sa propre généalogie, dans ces lieux si plantés d’arbres, l’arbre au dessus de tous et chacun où un nombre inaliénable de détours ont produit ce fruit, qui de pêche brune aurait pu être pomme verte, d’un quart de duvet près.

Quel rire clair ce fut, frais comme l’eau.

Un voyage.
Terre étrangère.
C’était en vraie mitteleuropa, son creuset, sa source, à la fin de l’hiver, sa saison.
Dans le cimetière central de Vienne, au sud est de la ville. Un cimetière si grand qu’il est une ville et qu’il a fallu trois stations de tramway pour en couvrir toute la longueur. Assez peu loin de la pierre d’Arthur Schnitzler, c’est là, là que je l’ai connue. Sans prévenir. Adelaïde Rubinstein. Elle s’était appuyée contre un arbre pour remettre sa chaussure tombée en chemin, et je pus entrevoir sa cheville qui disparut sous la toile dès qu’elle reposa le pied et me regarda de ses yeux. J’étais un peu loin pour en deviner l’expression. Un peu loin pour en deviner la couleur. Peut-être un peu de rougeur à la joue.

C’était dans la partie bordant le cimetière juif, qui s’étend sur près du tiers de la superficie totale, à l’est, et dont les tombes sont en majorité antérieures à la seconde guerre mondiale. Elles ne sont guère distinctes des autres, sauf que cette partie semble d’un autre temps, plus vouée aux herbes hautes et à la prolifération des lapins qu’à un quelconque pèlerinage mémoriel, une sorte de retour à la nature d’un frappant contraste sur les allées si soignées, si normées, de l’autre grande partie.

Elle s’était retournée, et j’avais sa nuque pour moi. Les cheveux retenus dans un filet. A peine cambrée, les hanches amples, la taille pleine. Un panier d’osier à ses pieds, couvert d’un tissu à cerises. Elle semblait appeler, ou chercher quelqu’un. Elle avait mis sa main en visière. Une cavalcade de petits pas s’approcha d’elle, comme un galop de cheval qui ferait trémuler la terre d’impatience.

Il est étonnant de constater comme ces lieux de paix,
friedhof en allemand, peuvent être conçus comme des villes, dans une géographie très signifiante, avec leurs zones quadrillées aux tombes plus ou moins serrées, plus ou moins entretenues et de différente majesté, l’évidence de certaines zones riches sur certaines zones pauvres comme en témoigne la richesse ou l’absence d’ornementation, au dessous de ces ciels industrieux, quand la nue des humbles se moutonne des ronds de fumée des nantis.

Détournée du soleil sa robe paraissait d’une toile plus sombre, et lourde comme une voile, sa démarche sans appui devenue résignée. Adelaïde Rubinstein avait disparu au coin de la dernière allée, à la faveur d’herbes en friche. En la rejoignant, je l’aurais peut-être trouvée étendue.


Je ne connais pas sa date de naissance, pour ne pas dire que je ne m’en souviens plus, à moins qu’elle n’ait été effacée. Je ne savais que 1909, l’autre date.




15 décembre 2008, Paris

23 novembre 2008

Vôtre

N., le 21 juillet

Mon Amour, comme je suis heureuse. Je compte du bout des heures les quelques faubourgs qui nous séparent encore et je ne peux résister à vous écrire ma joie et mon impatience. Ne me dîtes pas que cela vous fâche, j’ai tant de joie à partager que je ne peux malheureusement partager qu’avec vous. Je sens que ce secret qui d’habitude me pèse tant est à l’heure présente si léger, si précieux, que je me prêterais à le chérir plus que vous, à l’aimer pour le garder tout à moi, lui. Vous rirez sans doute de mes enfantillages, mais qu’importe, rien ne pourra flétrir à cette heure les soubresauts de mon pauvre cœur, souvent si seul, si vite réchauffé par la promesse de votre venue vers moi enfin, et qui abolit tous les silences. Ce billet de vous, si grand, je le mettrai sous verre à cette heure.
Je brûle de vous montrer mon travail. Un éditeur m’a fait une proposition ferme, je m’en rends à peine compte. Mais je veux surtout votre avis.
Ces derniers temps je sors si peu, j’ose à peine mettre un pied dehors que j’en suis à douter d’avoir retrouvé toutes mes capacités depuis mon refroidissement de cet hiver, tant quelques pas dans la rue m’épuisent. Ce ne sont pourtant pas quelques cigarettes qui m’essoufflent à ce point. Promettez-moi de ne pas pâlir devant mon affreuse mine, j’ai beau faire je ne parviens pas à m’apprêter convenablement. Oh, je suis affreuse, il vaudrait mieux que vous ne veniez pas, vous ne voudrez plus jamais me voir. Mais je brûle tant que je serais presque prête à ce que ce soit la dernière fois. Je n’ai aucun sang-froid, pire qu’une jouvencelle, faut-il que je sois sens dessus dessous, voyez l’effet que vous me faîtes, vous devez me prendre pour folle et vous aurez raison.
Je ne suis pas la même dans la vraie vie, vous me connaissez. Certaines coteries m’ont classée dans la catégorie des intellectuelles sous le prétexte de quelques recueils de poésie qui auraient eu leur petit succès. Cela me fait rire, alors que je me sens si chamboulée par la seule idée de votre présence, de votre corps dans mon rayon. Je vous vois, je vous sens, je vibre déjà. Je ne peux pas ne pas vous le dire, je suis totalement transparente et vous êtes sûrement strictement terrifié tellement je vous parais offerte. Mais promis je vous jure, je serai boutonnée jusqu’au cou et calme pour vous accueillir, il ne restera qu’à se verser le thé, beurrer quelques tartines et deviser, je saurai ne rougir que de l’intérieur, vous ne reconnaîtrez pas l’hystérie de cette missive dans la femme sobre qui vous accueillera en velours. Je m’y prépare déjà, je me contiens, je me redresse. Voilà, je suis prête à me préparer. J’entends votre route qui s’avance, et mes mains ne tremblent pas. A très vite, Mon Amour.
Vôtre.




Vers T., le 12 septembre
Mon Amour,

Mon écriture s’écorne sous le cahot du train, j’espère que vous pourrez me lire malgré tout. Ces quelques semaines au bord de la mer me feront le plus grand bien. J’y serai aussi plus tranquille pour écrire. Le tracas des rues de la ville m’empêche de plus en plus de me concentrer. Il m’a été confirmé que l’arrière saison était très belle et que les derniers estivants avaient fini de s’agglomérer aux abords de la plage, et qu’il restait surtout des personnes âgées et quelques jeunes couples. Voilà ce qu’il me faut, ne pas être obligée de soutenir une conversation assommante avec tous ces snobs en villégiature qui ne savent que parler d’eux-mêmes. Toutefois entre l’ombrelle et le parapluie je n’ai pas choisi, j’ai pris les deux. Mais je reste malgré tout très fière de l’économie de bagage que j’ai su faire, un véritable exploit, ne riez pas, juste quelques traces de futilité indispensable, notamment ce briquet à mes initiales que vous m’avez offert, mais ce sont aussi les vôtres, l’avez-vous remarqué ? A moins que ce ne soient les vôtres, en gage d’amour. Je vous taquine. Pas besoin de cela pour penser à vous. Cela vous agace je sais, que je fasse si peu mystère de mes sensibilités à votre endroit, mais je sens si bien votre corps si près de moi, j’ai tellement votre odeur à mes narines, ce mélange de tabac avec cette touche un peu aigre et comme un fond de musc, que je me sens posséder cette part de vous que vous ne maîtrisez pas. C’est peut-être beaucoup trop pour vous, et si cela peut me suffire aux heures d’harmonie, cela reste bien peu dans ma solitude coutumière. Vous me possédez bien plus que je ne vous possède, quoi que j’en dise. Nos sexes ont leur dominances, et cela ne se fait pas pour une femme d’être par trop explicite, cela se paie tôt ou tard, envers son amant. La femme a un amant, un homme a une maîtresse. La différence de vocabulaire est tout un poème. Alors non, ne pas trop en faire, ne pas trop empiéter sur votre terrain, sans pour autant abuser d’excès de pâmoisons, autant de pièges pour vous. Mais la femme n’est pas que ruse, bien au contraire, vous la dotez de beaucoup d’armes qu’elle ne possède pas. Vous êtes très pratique savez-vous, je discute toute seule !
La route est fatigante, je baille à pierre fendre. Ou serait-ce que je n’ai pas assez mangé ou déjà faim. Je me sens lasse, un bon lit ou un vrai bain chaud me serait un délice. Mais, patience, ce ne sont que quelques dizaines de kilomètres encore. La petite maison que j’ai louée donne sur la mer, je suis bien contente. Rien de tel que la vue des vagues et leur cahot pour m’apaiser. Quelle joie aussi de pouvoir retirer mes chaussures et en quelques enjambées tremper mes orteils dans l’eau froide, cela me ravit le corps.
J’inscris mon adresse au dos de l’enveloppe, ne vous privez pas si le cœur vous en dit de m’envoyer quelques mots pour mon amour, vous savez comme ils me font du bien. Je vous envoie encore mille pensées et mon amour vif, ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches (comme Verlaine peut-être lourd parfois !). Je profite d’une halte en gare pour poster cette lettre, vous y trouverez tous mes baisers.
Vôtre





N., le 11 janvier
Mon amour,

Désormais on pourra dire que je tiens salon. Si j’en crois ma soirée d’hier, en tout cas, où l’éclectique se disputait à l’intellectualité, navigant entre deux verres de bulles molles. Je les avais invités, enfin presque tous, enfin un bon nombre, mais je ne les connaissais pas tous, enfin peu importe, c’était un bel orphéon aux sept-z-arts, de la poésie à s’en mettre plein les coussins, une jeune actrice à demi nue et fort laide accompagnée de son metteur en scène, un couple de violonistes chargés d’un pianiste tchèque avec un œil blanc et a priori muet, et je ne dénombre pas les critiques d’art et journalistes qui entraient et sortaient sans cesse sans que je puisse jamais trouver le nom d’un seul ni revoir le même deux fois de suite, mais je n’ai pas cherché à comprendre. J’ai passé beaucoup de verres, j’en ai repris beaucoup de vides, et heureusement j’avais pris quelqu’un pour le service. J’ai surpris un moment une discussion où il m’a semblé entendre votre nom mais je n’ai pu saisir de quel côté ils se situaient, c’eût été amusant de pouvoir jouer à l’espionne. Même si de beaucoup je rêve que vous veniez une fois au moins vous fondre comme anonyme sans que notre complicité puisse être déjouée, et j’ai le droit de rêver bien que vous ne veniez jamais en de telles occasions. Vous préférez vous faire désirer, et vous savez comme cela fonctionne.
Mon éditeur m’a enfin apporté les épreuves de mes textes. Je ne sais qu’en dire, je n’ai pas l’impression que cela soit de moi, lui est toujours très élogieux. Je ne suis pas certaine que ce soit une bonne idée de les publier, j’en suis tellement loin aujourd’hui. Ils ne datent que de quelques années pourtant, d’une époque où certes je ne vous savais pas encore. Je les trouve d’une drôle de couleur, marron et violet.
Le pianiste muet a passé la soirée à jouer. Il n’a demandé l’avis à personne, mais finalement c’était bien venu, un peu fort peut-être, et il a joué trois fois de suite la même sonate de Scriabine. C’est exagéré, il me devenait odieux ; alors je lui ai montré des partitions de musique française et il s’est passionné à déchiffrer des pièces d’Alkan, c’était parfait pour mon humeur. Je ne joue plus trop, je n’ai plus rien dans les doigts. Non, ce n’est pas vrai, c’est juste de la paresse.
Où êtes-vous ? Cinq jours de votre silence, vous êtes cruel. Pourquoi n’êtes vous pas venu ? Pourquoi ne voulez-vous pas me faire un peu plaisir ? Parfois, je me fais l’impression d’un morceau de viande coincé dans une de vos dents creuses que le cure-dent n’arriverait pas à déloger. De douce et amère je ne voudrai pas devenir rance, pardonnez le jeu de mot. Donnez-moi un peu de vous, mon amour, au moins le cure-dent, ce n’est pas tant. Je vous espère, mon aimé.
Vôtre





N., le 2 mars
Quelle humiliation. Quelle humiliation !
Vous n’étiez jamais allé aussi loin dans le mépris. Je ne réserverai pas le sort que vous me faites à mon pire ennemi. Je n’y crois encore pas, je ne peux tout simplement pas. Deux jours auparavant ce fut un des plus beaux jours de notre rencontre, et là vous niez jusqu’à mon existence. C’était pourtant vous qui m’aviez convié à ce concert, je vous le rappelle. Mon cœur me battait dans les yeux, prêt à sortir, j’étais à cinq rangs de vous, et je ne vivais que pour un signe, un sourire. Combien de tortures ai-je enduré à vous voir ainsi entouré, surtout par cette femme qui semblait aimantée à vous, une bienfaitrice à verrue comme vous les collectionnez, et qui sont pour la plupart les « mécènes » de vos spectacles. Jusqu’où faut-il que je m’abaisse pour supporter de vous aimer ainsi. Nous nous y verrons je vous le promets je vous accorderai toute la seconde partie m’avez vous juré, quel grand seigneur vous faites. Il m’a fallu, en plus de supporter impuissante votre hypocrisie (mais quand êtes vous réellement hypocrite ?), accepter de m’infliger une musique sans queue ni tête avec des interprètes qui tapaient plus du pied sur la scène que ne sortaient une seule note, sans compter la population de phtisiques qui expulsaient l’intégralité de leur mucus entre chaque morceau. Dans quel état étais-je ! Et, lorsque l’entracte a enfin retenti, tous mes sens se sont réunis en joie dans la certitude si proche de me retrouver enfin avec vous. Suivi de votre essaim d’admirateurs vous êtes sorti du rang. Faisant se relever quelques personnes pour sortir du mien je descendis les quelques marches qui je pensais permettraient de nous retrouver enfin. Vous m’avez vue descendre vers vous, mais sans pourtant faire aucun signe, je me sentais rougir à chaque pas. Votre attention a été de nouveau happée par la matrone à deniers qui a posée sa main baguée sur votre bras. Je me suis approchée, encore à l’écart, et la femme, quelle vision, m’a regardé fixement comme on dévisagerait un hologramme, sans être certain de voir ce que l’on voit, puis a haussé les épaules et vous a emmené plus bas. A vous voir vous éloigner ainsi sans ciller j’ai failli m’évanouir. J’ai dû m’accrocher à un fauteuil et m’asseoir pour ne pas obstruer le passage des gens qui me regardaient en chuchotant. Mendiante égarée.
Quels sentiments m’ont traversée, selon vous ? Connaissez-vous vraiment toutes les gammes de la décoloration de l'âme et de toute substance vitale ?
Comment faîtes vous ?
Où êtes-vous ?






N., le 26 septembre
Bien cher Armand,

Votre dernière mise en scène est un grand succès, tout le monde le dit, ce n’est donc pas une forfaiture, comme certains l’ont proclamé, de vous avoir nommé directeur du Théâtre des Universités. La saison qui s’annonce est prometteuse, et le répertoire programmé est audacieux, toutes mes félicitations. Parmi mes relations vous avez de fervents soutiens, mais également un beau triumvirat d’abhorrateurs qui me font bien rire tant leur jalousie transpire et tant ils ne savent rien de ma position à votre endroit. Ceci est assez délectable. Je tiens un journal assez précis des pensées obscures et des dires de tout ce petit monde. J’en prépare un petit brûlot qui illumine mes heures, mais sans doute finira-t-il au feu. Peut-être pas.
Comme tous les débuts d’automne, je me retire quelques instants en Normandie, sur la côte. Salubre solitude.
Et qui sait ?
Cette chère




N., ce 22 novembre
Très cher Armand,

Quelle surprise ce fut, aussi bref cela soit-il, de vous voir, aussi impromptu. Vous avez rasé votre moustache, quelle heureuse idée ! Cela vous change et vous rajeunit, vous y gagnez encore, vous devez êtes épuisé d’avoir encore plus à lutter contre toutes ces séductrices embusquées. La vie n’est pas simple pour les hommes aussi séduisants que vous.
Je vous embrasse, ah ah !
Vôtre.




N., le 2 février
Mon Aimé,

L’avez-vous fait exprès : vous avez oublié quelque chose chez moi. N’était-ce pas exprès que vous vous en êtes forcément déjà rendu compte. Cela saura-t-il attendre votre prochaine visite, que j’espère bien proche, ou préférez vous que je vous le fasse parvenir ? Je n’ose prétendre vous l’apporter moi-même, pas plus que je n’aurai la malice de le déposer au concierge du théâtre. Je préfère vous laisser venir, déposer avant la porte un courant d’air froid pour mieux vous réchauffer contre moi avec autant de hâte que je l’espère. Je ne sortirai pas non plus aujourd’hui, les trottoirs sont encore blancs, et bien rares sont les passants, ou très furtifs. Je préfère rester ici sans trop m’affairer, non point très alanguie, mais laissant courir la musique de votre présence et de votre odeur qui s’attarde. Je l’attrape encore par poignées, et elle suit mes déambulations domestiques.
Ce climat m’est propice par le calme qu’il instille et me donne de la place pour écrire. J’ai en retard une commande de plusieurs articles dont je n’ai pour l’instant que les ébauches. La nuit sera longue sans doute mais j’ai plaisir à concevoir cette traversée d’écriture rien qu’avec moi et, par la fenêtre, la lune du poète dont depuis plusieurs jours le croissant s’affine. Les nuits sont très claires, et malgré quelques réverbères en bas, la lumière de la lune est toute sonore. Je suis un peu triste d’avoir perdu la candeur de celui qui ne sait voir que le croissant, son versant lumineux, dernière partie exposée aux rayons du soleil. Je ne sais plus que la voir ronde en son entier, et principalement sa partie sombre, celle plongée dans l’ombre. Cette vision est à la fois douce et réconfortante car le cercle plein est toujours là, même recouvert par la nuit. Mais justement c’est savoir que la lune est toujours là, totalement noire parfois dans la nuit et même blanche tout le jour qui me rend triste et loin de toute candeur, comme une présence absence, dans l’insynchronisation éternelle de la vie, et de la rencontre, mon amour.
Rassurez-vous, je ne perds pas ma gaîté. Je suis pleine lune et rayonnante comme le soleil, c’est sans doute un peu beaucoup pour une seule femme, mais je saurai distiller, je vous le promets. Mon attente est sereine car je vous sens, là, bien dans mon cœur. Mes heures futures sont joyeuses, tout contre vous, mon Aimé.
Vôtre


3 février
Mon amour, juste une pensée encore : ce matin en me voyant au miroir j’ai vu votre visage dans le mien et j’ai été prise d’envie d’embrasser la glace. Vous étiez bien sérieux, votre sourcil noir et épais froncé un peu, et ce tic viril à l’arrière de vos joues quand vous jouez de votre mâchoire, les lèvres sèches et craquelées à peine, muettes, et les trois fil blancs qui parcourent votre chevelure. Vos yeux étaient les miens, j’y ai lu tant d’amour aussi. Je n’ai pu m’en empêcher.






5 octobre 2008, Paris

28 septembre 2008

Le départ


Evidemment il est agacé. Il se cache derrière sa tasse de café, et il n’a qu’une hâte c’est de rejoindre sa porte d’embarquement. Depuis le début il a envie d’être seul. Dès que je lui ai proposé de l’accompagner je l’ai senti et j’étais certaine qu’il ne me le dirait pas. Plus je lui demandais plus il affirmait le contraire. J’ai été étonnée qu’il n’ait qu’un gros sac, pas si gros d’ailleurs, rien que ça pour presque deux semaines de vacances, je me demande comment il fait et quand je lui ai posé la question il m’a répondu qu’à part sa brosse à dent et son rasoir il n’avait besoin de rien. Il n’a pas dit un mot entre la maison et l’aéroport, c’est la radio qui a fait la conversation, sauf quand il a ouvert la fenêtre pour fumer, j’ai éteint. Le parking était plein, j’ai beaucoup tourné pour trouver une place. Il pourrait tout de même passer le permis de conduire, évidemment je ne vais pas lui répéter il va encore dire que je me prends pour sa mère. C’est stressant les parkings. Il m’avait dès le départ conseillé d’aller au dernier niveau, j’aurais dû l’écouter, je me suis énervée toute seule à chercher absolument le plus près de l’entrée vers l’enregistrement, et j’ai perdu du temps. 31 B bleu, quatrième niveau, c’est lui qui m’a dit de bien le retenir, pour me retrouver, je n’aime vraiment pas les parkings. Il n’y a pas trop eu la queue à l’enregistrement. Il avançait doucement dans la file, sans même sortir les mains de ses poches, poussant juste son sac du pied. Il me fait froid avec sa chemise à manches courtes, mais c’est vrai là-bas le climat s’y prête. Il a déjà sa tenue de là-bas. Il n’est vraiment pas tendre avec moi, il ne fait aucun effort, à part ses coups de pied dans son sac, comme si c’était pour moi. Il n’a gardé aucun bagage à main, juste son portefeuille et ses lunettes de soleil. Ils distribueront bien des journaux dans l’avion, avait-il dit. Nous prenons un café dans l’aérogare. Il a l’air content de partir, je le comprends, j’aurais bien aimé. Il est déjà bronzé en fait, comment il fait ? Ses cheveux sont trop courts, j’espère qu’il va se les laisser repousser un peu. Je lui ai dit. Il n’a pas réagi. Il me pose des questions, c’est un peu laborieux, comme s’il faisait son devoir de s’inquiéter de ce que je ferai pendant son absence (mais travailler mon tout beau), mais j’ai besoin de parler et je lui réponds en lui retournant des questions, car il ne m’a donné aucun détail sur ce qu’il va faire là-bas, il dit qu’il ne sait pas encore, qu’une fois arrivé il improvisera, il n’aime pas prévoir à l’avance. Tout le contraire de moi. Mais ça, nous le savons déjà chacun. Il se ronge l’ongle du pouce. Je pose ma main dessus pour qu’il arrête. Il ne retire pas. Je lui demande si il veut que je vienne aérer un peu chez lui pendant son absence. Il ne répond pas. Il regarde les avions à l'attente, derrière l’immense baie vitrée. Mais il me dit que si je veux je peux aller dormir chez lui si ça me tente. Qu’est-ce qui lui prend ? Même si nous avons naturellement nos clefs respectives, seule chez lui, dans le lit, je n’ai jamais fait. Peut-être, je lui ai dit. Il ne dit plus rien il se renfrogne. J’ai pourtant tellement envie que nous nous rapprochions un peu. J’ai froid et il s’est reculé au plus loin possible sur son siège, il passe en revue le contenu de son portefeuille, il compte ses sous, il va payer, il revient. Il ne me regarde toujours pas, il attend que je m’en aille ou que je dise quelque chose. Il a les deux mains bien à plat sur ses cuisses, la bouche entrouverte, il regarde dehors, jusqu’au bout il me refuse une once de tendresse, il est tout seul avec son corps.
Je vais y aller, dit-il.






Les cafés d’aéroport sont des lieux bizarres, les gens ont de ces drôles de têtes, ils ne sont pas détendus. Hâte de partir ou peur de rater leur avion, ce doit être ça. Ces sièges sont froids, et ce vert pomme c’est vraiment laid, ça me donne mal au coeur. Je vais peut-être reprendre un second café. J’aimerais bien l’embrasser, mais c’est mal parti. J’aimerais bien qu’elle vienne contre moi. Elle ne le fera pas. J’aimerais bien être plus détendu, mais je n’y arrive pas, je la sens tendue comme un arc et elle me contamine. J’en arrive à me sentir coupable. Elle m’en veut de partir. Pas de partir sans elle, non, de partir, juste, de faire une parenthèse, hors elle. Je devrais peut-être prendre de l’argent au distributeur ici. Je suis ridicule de ne pas lui parler, mais je ne peux pas, je me sens comme du béton. C’est elle aussi, elle me connaît, pourquoi elle force le passage, elle sait parfaitement que j’avais envie de venir seul, que c’est un moment important pour moi de partir seul, vraiment seul, j’ai besoin de mon sas de décompression, et là elle est là pétrifiée, elle m’en veut, elle s’en veut de m’en vouloir et elle fait la tête. Elle me propose ou elle ne me propose pas, mais qu’elle assume. J’ai un peu froid avec cette chemise, j’aurais dû prévoir un pull. J’espère qu’elle va retrouver sa voiture après, elle m’inquiète. Elle déteste encore plus les au revoir que moi, et c’est elle qui va se retrouver toute seule sur le quai, comme à la gare. J’aurais mieux fait de lui dire non tout de suite, je suis vraiment idiot. Elle n’a pas ce qu’elle veut et moi non plus. On est arrivé bien trop tôt en plus, j’aurais bien aimé dormir encore, il y avait largement le temps, tant qu’à venir en voiture. Elle était pressée comme si c’était elle qui partait, à peine j’étais levé qu’elle avait déjà tout replié draps et couverture, elle m’a poussé dans la douche, et à faire trop vite je me suis coupé en me rasant. Elle a fait la tête que je fume dans sa voiture, mais elle ne sait pas ce que c’est, après c’est presque quatre heures en tout sans fumer. Je me suis senti bête arrivé dans le parking, elle s’agitait toute seule, comme un insecte perdu entre le rideau et la fenêtre, j’ai eu tout d’un coup envie de rester, de lui arracher les bras du volant et d’être tout contre elle, envie beaucoup d’elle mais elle n’a pas pu comprendre. Je voulais que ça se termine vite, envie de me séparer de tout, d’effacer le sac, d’effacer elle et de partir sans surtout un mot, d’effacer l’aéroport, et tout. De la flotte ce café. Nous avons réussi à parler un petit peu tout de même. L’idée de vivre ensemble plane toujours, même si ni l’un ni l’autre ne l’abordons ; la savoir peut-être chez moi quand je n’y serai pas me fait bizarre, c’est une mauvaise idée de lui avoir proposé. Je suis content qu’elle ait mis sa main sur la mienne. Nous les gardons ensemble sur la table un petit moment. Toujours elle en premier. J’ai un bout d’ongle coincé entre les dents. Un jour les avions se mettront à picorer pour de vrai et s’envoleront tout seuls. J’espère que j’ai assez pour payer les cafés. Elle a gardé mon billet, ou c’est moi ; oui, c’est moi. Je voudrais bien lui sourire, mais elle a gardé ses lunettes de soleil, ça m’énerve, je ne vois pas ses yeux.



vendredi 15 août 2008, Boissy-lès-Perche

26 septembre 2008

La nature


Il avait été décidé de contrecarrer ce que la nature avait réalisé du premier coup. Du premier coup peut-être pas, l’érosion ayant fait son œuvre, mais comme prendre un ascendant sur les forces telluriques. Puisqu’il était hors de propos de reculer la maison, il s’agirait d’éloigner le fleuve. Une femme énorme est assise sur un siège pliant que son fessier a englouti et qui menace péril. Sa culotte de toile rouge a l’ampleur d’une tente de laquelle on pourrait s’attendre à voir sortir une cohorte de légionnaires romains. Elle est paquebot, crachant la fumée de son cigare dans une impérieuse volupté. Sa voisine de siège, une cousine, une sœur, une jumelle peut-être, est sa semblance version turquoise en tunique intégrale et turban, avec la mine rentrée d’un trognon de pomme mal assimilé. Toute l’assemblée est à l’avenant. Cette partie de bord de Seine a attiré le soleil, et l’herbe neuve ne durera pas sous l’assaut des transats et des piétinements. Les pelleteuses étaient à l’œuvre. Il s’était agit de puiser dans les champs voisins des centaines de tonnes de remblai. Pendant des semaines et des semaines des monceaux de terre et de gravats avaient été apportés, contournant la maison de part et d’autre, tout stoïcisme. Le jus de sa poire lui coulait entre les lèvres. Et même lui coulait sur les joues tant elle goûtait le plaisir de rester étendue dans l’herbe. Elle se sentait les mains collantes et ne savait comment les essuyer. Elle mourait d’envie de se les plaquer sur sa robe, sa robe de toile blanche sans manche qu’elle devinait déjà toute tâchée de vert, entre l’envie de continuer à se vautrer et de la tâcher encore plus, l’envie de la retirer toute pour s’offrir au vent jaune d’alcool de poire et d’en rire tant et plus de la gorge, ou peut-être pleurer aussi. Le vent était beaucoup. Des commentaires des plus concernés se font sur les grands beaux voiliers qui passent. La maison ne bougerait pas, mais le jardin, lui, agrandirait largement sa langue vers le fleuve, et le jardin, le grand jardin doublé, aurait comme toujours été là, ah celui-ci c’est un Norvégien, comme toujours aussi beau et aussi noble, comme s’il avait été le paysage initial, dans un équilibre parfait, comme si la nature avait eu bon du premier trait, lui restituant son talent. Beaucoup d’ombre mouvante passait sur son visage, lui donnant du frais, de l’éclat et du doux. Les serviettes de plage transformées en nappe recueillent les tranches de jambon, les tomates cerise et des couteaux trempant dans le pâté tiède. Le jardin redevenu premier, rendu à la grâce de ses sédiments fondateurs. Un peu éblouie, elle ferma les yeux, se mit à rouler de droite et de gauche, ses cheveux blonds s’emmêlant un peu plus à chaque tour. Elle voulait de ses bras, de ses jambes, de son corps même investir le verger. La matière en miette, de la roche concassée, du béton brisé, les dunes de craie en parpaings broyés, avaient été déversée, jetée à bas de la rive initiale par des mâchoires aveugles en un agglomérat spongieux qui finissait victorieux dans l’impossible absorption du fleuve, les eaux dévorées. Un rire de bœuf bourguignon : le turban turquoise a failli s’effondrer par l’arrière dans les thuyas. Mais non, c’est celui-là le Norvégien. Les enfants ne font pas la sieste et cavalent dans un cache-cache aléatoire. Un papa a trouvé refuge dans un hamac. Des verres raclent les derniers fonds des cubis de vin. Investir et devenir le verger, être à la fois le fruit et l’arbre, l’arbre et le fruit, sa saveur et sa chair, sa peau et son cœur. Quelqu’un sait où on pourrait trouver du café ? Du fruit encore vert au fruit trop mûr tombant dans le sol pour s’y esclaffer et s’enfouir pour renaître nouvel arbre. Elle refusait de partir. Les saisons avaient vu la progressive disparition des chenilles ouvrières rentrant d’exode à la queue-leu-leu vers d’autres carrières. Le remblai s’était tassé, s’était damé, il était devenu terreau, des nouvelles pelouses et un jeu de haies basses y avaient été dessinés artistement. A contresens des beaux trois-mâts un petit voilier semble échoué ; les tentatives de dégagement d’une vedette de secours monopolisent l’attention, faisant oublier de se protéger contre le soleil, malgré quelques canotiers tardifs qui fleurissent et couvrent la face des derniers dormeurs, avant que ne sonne l’heure de celui qui, ouvrant la brèche, décidera de la première vague de départs. Quelques arbres avaient été replantés, ou la faveur de quelques arbustes d’ornement qui par les années finiraient par donner grâce à une tonnelle reculée pour amoureux à fleurettes. Elle avait cramponné la terre de ses orteils, serrant tellement le fruit dans sa main qu’il y éclata en pulpe molle. Cet arbre était le sien. C’était Son arbre, elle ne pouvait l’abandonner ainsi, lui qui avait pris racine sur le bord de l’eau du fleuve. Elle jeta sa main souillée dans le vide pour voir la chair du fruit se disloquer et disparaître, s’ensevelir dans l’eau.




jeudi 14 août 2008, Boissy-lès-Perche