22 mars 2007

Bateau

Sur le bateau, j’ai la tête au vent et fixe la terre qui s’éloigne. Alors que c’est moi.
Je suis assis sur le pont, au dehors. Assis sur un petit banc, sur une petite planche de bois. Adossé à la coque. Les deux mains posées à plat sur les cuisses. Immobile absolument. Sur ma petite planche de salut.
J’ai la mer dans mon dos. Mais je l’ai aussi devant. Je regarde la terre qui s’éloigne et la mer qui grandit. La terre rapetisse un peu, pas très vite, vu la vitesse du bateau, mais elle rapetisse. Je vois assez nettement encore le pont blanc de l’embarcadère, il y a encore quelques personnes dessus, plus personne qui n’agite de mouchoir en tout cas. Ils ne se savent plus regardés. Ils ne savent pas que nous ne sommes pas complètement partis et qu’ils n’ont pas encore complètement disparu. Soyons confiant, le temps fait son œuvre. L’embarcadère poursuit son lent rétrécissement, les êtres sont petits points noirs, la peinture blanche va bientôt tout recouvrir et les êtres seront tellement petits points qu’ils seront absorbés par le blanc du ponton, de l’embarcadère, du bord du quai, du rivage, de la berge floue.
Ce qui accroche mon regard encore, sur la terre, ce sont les arbres. Des pins, de grands pins. Plus immenses de loin que de près. Ils sont quelques, et pourtant tirent la terre vers le haut, la faisant paraître de plus en plus étroite alors que les cimes s’élèvent vers le ciel. L’odeur de pin persiste dans mes narines, le nez comme enfoui dans un tapis d’aiguilles fraîches. Et un filtre long de plus en plus long se dessinant sur la mer, invisible, dispute un flux de résine aux premiers embruns qui bousculent l’air en vapeur et vaporisent les corps et les yeux.
Les maisons sont devenues si petites sur la terre. Les arbres les quelques arbres forment encore des piques dénudées vers le ciel, comme des mâts de hasard, comme des bâtons d’encens, des allumettes, des allumettes éteintes. La terre est une large bande qui s’étend à perte de gauche et de droite, une bande qui s’affine, une bande dont le vert sombre des landes tendrait à se brunir, à se ternir un peu dans la brume qui semble sourdre de l’eau. La droite et la gauche se raccourcissent, pour un peu je pourrais masquer la petite langue de terre qui reste de mon index couché.
Je n’ai jamais été aussi immobile. Tout tendu par le paysage du devant. Bientôt le moment où le peu de terre qui reste se fondra dans l’horizon, sans savoir qui du ciel ou de la mer la happera en premier, à moins qu’il n’y ait collusion. Ne pas rater le moment de la disparition, la disparition de ce qui sera toujours mais ne sera plus. Ne pas ciller. Protéger son champ de vision à l’ouest des quelques derniers rayons du soleil encore vivace.

La terre a été définitivement aspirée. Ai-je vu, ai-je bien vu, mon regard s’est-il absenté un instant, ou ai-je aspiré d’un souffle la dernière vision ? Il n’y a plus que la ligne de l’horizon.
Pas un instant la bateau n’aura modifié sa cadence, je n’entendais pas le lointain moteur, mais cette fois j’y ai accès. Au soleil, le vent était doux, désormais, le souffle est plus frais, froid même, et je ressens ma joue et mon front qui ont cuit. Je m’enserre de ma veste. La bateau bouge, il bouge beaucoup, j’en aurais presque la nausée. Ce doit être le vent du large. Tous les autres passagers sont rentrés. Je me lève pour me retourner, et tourne, et tourne encore, où que mon regard se pose, il n ‘y a que de l’eau, que la mer autour, plus du tout de terre à aucune vue possible. J’ai dû tourner trop vite, je ne sais plus dans quel sens je vais, je ne sais plus l’avant de l’arrière. Au dessus, des mouettes, d’où viennent-elles, volent dans les deux sens, ce ne doit pas être possible, mais ces flux contradictoires ne s’annihilent pas, ils se renforcent même, tandis que le moteur du bateau gronde un peu plus, je ne savais pas qu’un tel bateau, un petit bateau en somme, pouvait tenir sur une si grande mer, comment fait-il pour ne pas tomber, moi j’aurais le vertige, il va falloir que je trouve à me rasseoir, si j’y arrive, parce que ça tangue drôlement, et les vagues sont grosses, non, la mer s’agite beaucoup trop, et il fait presque nuit.
Je ne sais pas comment j’ai réussi mais je me retrouve assis, et je me sens plus calme, je sens comme une nouvelle immobilité qui m’envahit, bienfaisante. En face de moi je me regarde, je me souris, j’ai l’air calme très calme, et je m’éloigne, doucement, très doucement, et je m’éloigne, doucement, très doucement, doucement, très doucement.



16/3/7 - St-Wandrille

21 mars 2007

Se recoucher

Le réveil aura normalement sonné. Et vous l’aurez normalement éteint. Quelques dix minutes plus tard, il aura de nouveau normalement sonné. Vous l’aurez, et de nouveau, normalement éteint. Dix minutes plus tard encore il sonnera, et vous l’éteindrez cette fois vraiment, pour vous lever vraiment. Mais vous autoriser quelques minutes encore, en prenant bien garde de ne pas vous rendormir. Juste quelques minutes donc et se lever.
Ce que vous faites, un peu fier et content de ne pas avoir replongé, cette fois. Il n’est pas encore neuf heures, point trop tard encore, mais franchement pas très tard pour un lever de congés, point trop tard encore pour un petit déjeûner avec les autres. Vous prenez votre douche normalement, sans tâtonner mais sans plus courir. Vous achevez tranquillement vos ablutions, vous vous rasez, vous vous peignez soigneusement, vos cheveux sont un peu longs, il est grand temps que vous preniez rendez-vous chez le coiffeur, puis vous vous vêtez de frais, d’une chemise bleu pâle mais vif et vous prévoyez un gilet que vous ne manquerez pas d’enfiler une fois dehors dans le petit froid du matin encore.
Vous descendez les quelques étages de pierre pour prendre votre petit déjeûner. Vous vous y retrouvez seul, les seuls occupants ayant sans doute déjà terminé, ou n’étant pas encore passés, aucune trace de passage n’étant visible, vous êtes un peu surpris car il vous avait bien semblé que votre voisin, celui de la chambre voisine, avait pris sa douche et était descendu juste avant vous. Sans doute n’a t-il pas souhaité déjeûner. Vous prenez donc votre temps et votre espace pour boire votre bol de café au lait et manger quelques tartines beurrées, bien grattées.
Après avoir nettoyé votre place et rincé votre bol, vous allez faire quelques pas dans le parc. La brume ne s’est aujourd’hui non plus pas complètement levée. Cela vous avait un peu étonné au départ, mais vous avez appris que c’était fréquent à la campagne, même avant une journée de grand beau temps. Sans doute aussi la rivière coulant dans le domaine contribue à entretenir cette eau flottante. Une fine couche de givre bien blanche couronne encore la pelouse fraîchement coupée. Le jardinier se sera sans doute amusé en passant la tondeuse, ayant fait son œuvre par cercles, comme des cercles créés par un caillou sur l’onde. Vous êtes étonné et égayé en constatant que le givre fond à mesure que l’ombre portée des bâtiments voisins se rétracte, offrant ainsi dessiné sur l’herbe le contour des bâtisses alentour. Vous faîtes quelques pas encore dans les allées, le gravier crissant sous vos chaussures, parmi les arbres encore dénués de feuilles, mais point complètement – vous avez vérifié – de bourgeons. Des oiseaux déjà bien gais lancent leurs chants variés dans les cimes aveugles à vos yeux. Vous vous promenez encore un peu au bord de la rivière, constatant par vous-même que les truites n’y voguent plus, arrêtées par les filtres et autres bassins de rétention d’une pisciculture installée plus en amont.
Une fois de plus le gilet n’aura pas été superflu. Vous en refermez bien tous les boutons jusqu’au col, et vous décidez de rentrer à votre chambre, bien des choses vous y attendent. Vous remontez les trois étages plus lentement que vous l’auriez souhaité, mais vous vous sentez les jambes lourdes. Ne pas forcer non plus, vous vous êtes autorisé des vacances, bien méritées, oui bien méritées.

Vous ôtez votre gilet, le raccrochez bien proprement à la patère. Vous vous resservez un petit café, que vous aurez conservé bien au chaud dans votre thermos, et vous enserrez la petite tasse de vos deux mains et vous trouvez cela bien agréable. Vous ouvrez un pan de la fenêtre, un peu d’air ici fera du bien. Vous êtes étonné de vous sentir un peu las, comme si vous n’aviez pas dormi une vraie nuit, vous avez pourtant connaissance d’avoir dormi une vraie nuit. Vous en venez rapidement à la conclusion que ce sera l’effet de vos vacances, et la fatigue qui commence à sortir par les pores. Vous savez bien que le sommeil est un usurier, et qu’il réclame bien plus quand il n’a pas eu son comptant. Vous êtes finalement soulagé de le constater. Vous êtes bien là pour vous reposer, malgré l’illusion de tout ce travail que vous n’avez pu vous empêcher d’emporter. Donc, ce travail pourra bien attendre un peu.
Vous vous autorisez à délacer vos chaussures, c’est un vrai soulagement. Dommage que vous n’ayiez pris que vos chaussures de ville. La prochaine fois il faudra prévoir des souliers plus souples, plus faits pour la marche. Vous retirez vos chaussures. Vos doigts de pied, ainsi libérés, jouent tout seuls. Quel jeu agréable, vous les sentez souples, si souples, vous en feriez du piano. Et pourquoi ne pas enlever vos chaussettes. Quelle sensation agréable que ce tissu que se décolle lentement du dessous des pieds. Vos orteils remuent, ils sont encore plus agités. Vous décidez de vous tailler un peu les ongles, surtout le gros orteil, ils sont franchement trop longs. Vous aimez beaucoup vous couper les ongles de doigts de pieds, et vous peaufinez tellement que vous finissez toujours par vous faire saigner un peu. Voilà qui est fait. Vous passez alors la tranche de votre main entre chaque orteil, un par un. Cela gratte agréablement. Vous frottez un peu, vous en récoltez même des petites sécrétions que vous roulez en petites boulettes pour les jeter ensuite n’importe où. C’est un petit rituel que vous aimez faire durer. Vous prenez votre temps à chaque pied.
En prenant soin de vous écarter de devant la fenêtre, vous vous étirez un peu. L’idée germe depuis quelques instants : et si vous vous recouchiez un petit moment ? Vous n’avez aucune obligation, rien d’autre que vous ne vous soyiez imposé à vous même. Oui, vous pouvez bien vous recoucher un moment, il est encore tôt, et quoi qu’il en soit, c’est votre temps à vous. Alors oui, vous décidez que vous aller vous recoucher.
Vous retirez votre pantalon en tirant par les jambes, mais vous prenez malgré tout soin de bien le plier sur votre chaise. Vous vous caressez un peu l’entrejambe. Vous sous-pesez le tout gentiment. Vous passez même directement votre main dans le slip, votre testicule droit vous gratte par trop. Ci fait. Vous enlevez votre chemise. Oui, ce serait bête de la froisser. Voilà, vous pouvez vous remettre dans votre lit. D’ailleurs vous ne l’aviez pas refait, c’est un signe. Vous tirez juste un peu le drap du dessous, vous vous y allongez en passant d’abord par la position assise, c’est votre style, et vous vous recouvrez des couvertures en vrac.

Vous savez dès lors que vous avez eu raison. De vous recoucher.
Vous êtes sur le dos, allongé de tout votre long. Vous sentez tout votre corps reposer sur le matelas, vous le sentiriez même s’enfoncer un peu, pour peu. Oui vous le sentez, vous vous sentez en prise directe avec votre lit, vous y êtes à part entière.
La fenêtre, de son battant ouvert, laisse pénétrer tous les bruits de la nature. Tous les bruits de la nature et un petit vent frais, une brise qui ondule le voilage et qui renouvelle l’air.
Vous gardez à peine votre calme, tant vous êtes heureux de votre position, tant vous êtes heureux d’être parvenu à lâcher prise, tous vos ruisseaux intérieurs trémulent et dessus vogue une flotte innombrable de bateaux en papier, les bateaux en papier c’est le seule chose que vous réussissez à faire en pliage, et ils voguent de contentement, sans se mouiller ou si peu, ils effleurent l’onde et vous chatouillent avec tendresse tous les tissus à vif. Vous tentez de vous concentrer pour en profiter à plein, tant ce réseau de frôlements semble vous libérer de l’intérieur. C’est une joie inestimable que vous ne voudriez jamais arrêter ou canaliser, vous ne saviez pas cela possible.

Dessus vos yeux, pour masquer le jour, vous avez mis votre bras, votre bras hermétique. C’est ainsi que vous appelez cette position : c’est le bras gauche replié sur vos deux yeux qui réussit ainsi à créer un noir hermétique. Avec le bras droit cela marche beaucoup moins bien et la position, vous ne savez pourquoi, est nettement moins confortable. Vous en devinez juste à quel point nous ne sommes pas symétriques. Et, depuis ce noir sous votre bras, alors que le jour de la nature bat son plein, se récrée tout un champ d’audition visuelle.
Tout ce que vous connaissez du paysage de votre fenêtre vous arrive aux oreilles avec une acuité formidable. Ce serait peine perdue s’il fallait dénombrer la quantité de sons qui se superposent, à les croire bien plus nombreux que lorsque vous avez les yeux ouverts. Vous ne trouvez pas de limites à la profondeur de champ, à la profondeur de sons. Car du plus proche au plus lointain, du plus grave au plus aigu, du plus fort au plus doux, du plus long signal au plus bref, grandissant ou faiblissant, se multipliant ou se simplifiant, vous entendez tout, vous savez tout, vous voyez tout du dehors. Dans la mélodie des oiseaux, vous entendez plus d’une dizaine de chants différents, des roulades, des notes filées, répétées, des réponses, du simple sifflement ou de l’écho. Dans ce pré à côté quelques brebis paissent, suivies à corps et à cris par leurs petits, de ces agneaux qui bêlent à fendre l’âme. L’eau de la rivière qui coule, des couvreurs travaillant sur le toit d’ardoise en face, un tracteur plus loin, de l’herbe que l’on ratisse, des passants dans la rue, quelque enfant qui joue, quelque voiture qui passe plus loin, quelque camion qui livre, du vent dans les feuilles, les cloches qui sonnent, tout près ou tout loin, des pas sur la gravier, peut-être les vôtres, des pas dans l’escalier, une mouche malvenue qui grésille contre le carreau, tous ces sédiments sont d’une profondeur infinie.
Vous vous tournez, vous contournez, vous repliez, vous étirez de l’intérieur, vous réunissez en chien de fusil. Le chant du dehors ne s’arrêtera pas.
Vous pouvez y aller.
Vous avez encore tant de sommeil à dormir.



15/3/7 - Saint-Wandrille

20 mars 2007

De l'étirement

De loin, je la sentirais bien venir de loin, du cœur extrême de mon organisme, cette idée d’épuisement général. Lorsque je la pense, la sensation va chercher au profond, dans un dédale de veines, muscles et tuyaux, et je la sens qui palpite et qui attend, toute contente, qu’on la réchauffe, qu’on la sollicite, qu’on en abuse, qu’on la dilate. Avec quel plaisir elle voudra occuper tout l’intérieur, pour adoucir, caresser, pétrir toutes ces fibres endolories, contrariées, négligées, agglutinées et pendantes.
Je suis fatigué. Fatigué, oui Fatigué, le corps las, épuisé, le corps lourd et verrouillé, englué dans des sédiments calcaires qui s’ossifient, et, fatigué de chaque membre, je ressens tous mes osselets qui réclament détente, qu’on leur tire dessus pour trouver espace et liberté, du plus gros au plus petit fragment. Si je parviens à me considérer en mon entier, je sens que chaque parcelle de mon corps réclame étirement et sommeil, je ressens bien jusqu’au plus petites particules des plus petits os de mes plus petits orteils qui cherchent exutoire.
Je voudrais la méthode absolue, une méthodique infaillible qui me permette de ne rien négliger, ne négliger nulle part, de considérer chaque pièce du puzzle une par une par une par une jusqu’à toutes pour offrir à chacune à chaque fois la condition exacte de repos et de plaisir, de plaisir par l’extension, la détente jusqu’au plus loin d’elle-même, jusqu’à l’absolu du pire de sa taille pour l’exhorter à sortir de sa pétrification, la dépouiller de son tartre, l’exalter de son orbite pour lui offrir son possible entier, sa puissance mathématique maximale, de la plus petite particule crânienne à l’ongle du gros orteil en passant par les excavations du nombril.
Cette systématique de l’étirement assume pleinement l’idée de jouissance concentrée, de jouissance pure et première : par la connaissance de chacune de ses particules, par la numération consciente de son entier, la conscience de l’activité chaque du limité illimité qui nous compose, de la volonté ordonnée de faire œuvre exhaustive de tout ce qu’enserre notre périmètre connu.
La jouissance est première et absolue car elle confine au vertige. Du plus sympathique bâillement en chaîne à l’étirement visible des bras tendus vers la nue, à l’instar du premier réveil d’une très belle au bois dormant, il n’est alors question que d’expansion, que d’expression, vers l’extérieur, noble et grandiloquente, corps et bouches ouverts, une prise de volume du dehors. Mais, ce me semble, les ouvertures infinies du monde extérieur ne sont rien en comparaison du flux torrentiel, de ruisseaux en cascades, de l’illimité des expansions intérieures.



14/3/7 - Saint-Wandrille

18 mars 2007

Une demi-heure de soleil

Ma chambre est au nord-ouest. L’été, j’ai tout de même une demi-heure de lumière concentrée au coin du mur. Je m’y loge, accroupi.
Ce coin de mur est un cône de lumière par la grâce de la conformation du terrain de ce nord-ouest, en pente et garni d’une végétation de sous-bois, de ces plantes d’ombre, d’ombre humide, et cette mousse verte aux beaux jours, qui ira du jaune au brun pour le reste, et le lierre qui envahit, et la vie morne sous ces feuillages touffus.
Une demi-heure de lumière concentrée au coin du mur. C’est mon heure. Mon heure de lumière. L’heure, la demi-heure, où j’existe. L’été seulement. Mon heure d’existence au coin du mur. Où je me loge accroupi. Où je veille à ce que chacun de mes membres soit dans la zone de lumière. Accroupi donc, réuni donc, dans cette demi-heure de fin d’après-midi. C’est là que je nais, et que je finis si peu après, j’ai à peine le temps de bouger, le temps de me créer, tant de vigilance étant employée à rester dans le cône éclairé, je n’ai à peine que le temps de me compter, deux bras deux jambes et deux genoux enserrés dans deux mains jointes et je ne sais combien de doigts noués. Mon corps tout réuni en un seul morceau entre ces trois arêtes de mur. La moquette est douce. Le papier au mur est doux. C’est bien et c’est important car le contact est au maximum, tant je dois m’y coller, en reculant presque, pour respecter le cadre.
Une demi-heure de lumière concentrée où je tente de me parachever. Je suis mon œuvre, je n’ai que ça à faire, mais à chaque jour il faut recommencer depuis le départ, il me faut me recommencer avec l’art le plus rapide, chaque jour je progresse, chaque jour je trouve un meilleur départ, chaque jour je trouve un meilleur chemin chaque jour je me sens aller plus loin, chaque jour je me rapproche de la jouissance ultime. Oui, chaque jour je déjoue les pièges de la veille, mais chaque jour recèle de nouveaux pièges que sans cesse je surmonte que sans cesse je déjoue mais qui sans cesse se recréent. Plus la saison, la courte saison, avance, plus le temps est périlleux, plus les chausse-trappe se multiplient, j’ai beau me coller me coller me coller le plus possible au mur le temps se rétrécit le cône de lumière se rétrécit et je sais que cela va être fini, encore fini cette fois, fini sans être achevé, fini sans avoir eu le temps de mener à bien rien, rien de bien mené à bien, rien de fini, rien qu’il ne faille une autre fois recommencer à zéro à partir du zéro de lumière à partir d’un coin tout noir coin tout noir qui mettra tant de saisons à renaître et encore renaître infime du presque zéro tout nu où dans ce presque zéro je ne serai que poing infime et contracté les yeux opaques et les oreilles bouchées où je devrai grandir de l’intérieur toujours contenu dans le faisceau ridicule d’un rayon naissant pour peu que les rideaux ne soient pas encore tirés à toujours retenir retenir ma croissance pour ne pas aller plus vite que le soleil sans quoi la foudre, me suffire d’être zéro d’abord pour tant et tant de jours après pouvoir lever la tête un peu développer le cou ouvrir le front et les yeux et le nez et me moucher dans le jour et attraper un filet d’air par cette bouche et, et recommencer la toile des filins de la tête intérieure en les extirpant de ces grumeaux de mucus et peut-être qu’un jour le soleil va tourner ou les murs tomber ou bien ou alors pourquoi pas oui ce morceau de mur serait la mesure du monde sans avoir à me recommencer sans être à chaque fois le zéro tout rond, et pour participer aussi à la création du soleil et ne pas devoir périr tout le temps parce que là septembre presque octobre déjà novembre en plein le zéro le zéro tais-toi tais-toi tu n’es pas tais-toi.



13/3/7 - Saint-Wandrille

Promenade avec l'enfant

Il est de ces enfants dont le regard détonne sur le reste. De ce bonhomme avoisinant les cent centimètres, la tache des yeux donne à penser qu’il n’en serait plus au stade de la candeur. A le voir regarder les êtres, on se persuade qu’il voit et qu’il sait, qu’il sait dès qu’il a vu. Qu’il a compris. Transpercé. Il Sait. Plus d’argument à présenter là-contre.
Ce serait un visage d’adulte sur un corps d’enfant. Plutôt un regard d’adulte dans un visage d’enfant. Ou encore un regard d’adulte dans des yeux d’enfant. Un regard qui n’a pas à y être.
C’est encore plus ému qu’on le voit retourner aux jeux et aux gestes de son âge. Car c’est un enfant. Un enfant avec des idées d’enfant.

Dans la grande allée du parc, le petit d’homme, ce petit petit d’homme marche seul. Son pantalon est couronné de cuir aux genoux, il a les lacets défaits, son manteau à capuche est grand ouvert et la capuche suit le mouvement. Quelqu’un le suit des yeux, mais il se croit seul.
Le parc est assez grand, assez vallonné, l’herbe du premier printemps donne espoir d’une saison belle, le gravier des allées est bien ratissé, quelques arbres ont été replantés, et de gros buissons joufflus ont été taillés en boule et se tiennent par la main comme pour une ronde. Sur le plan d’eau quelques cygnes règnent en majesté tandis que les canards se moquent.

L’enfant lève bien haut les genoux dans l’allée qui descend, et accélère. Il rit tout seul, tout gai. A quelques pas en retrait de lui, un homme, l’appareil photo au cou, marche à pas lent. Il a cet enfant en garde. C’est un ami du père, et le couple va mal, alors, il se promène avec l’enfant, l’enfant si heureux d’avoir la nature et le monde pour lui.

Enfant dont l’homme cherche à capturer le regard sans être vu, sans lui-même être soumis à ce regard qui le déstabilise. Capter un vrai regard sur les choses de cet être si neuf, pourtant traversé d’émotions si fortes, les toutes premières émotions. En restant ainsi en retrait, il espère être témoin de la rencontre et de ce premier regard.
C’est un peu son métier, c’est un peu son art.
Et par ce catalogue d’images, de photos, laisser la trace pour les grands, peut-être, mais surtout pour le petit. Car elles seront pour lui. Pour lui permettre, si un grand bonheur de hasard les lui fait regarder sous cet angle un jour, d’y lire ce qu’il y avait de vierge alors, de cet éclairage sans a priori encore, cet éclairage qui prend tout, qui se nourrit généreusement de tout ce qu’on lui offre, qui ne choisit pas car il n’a pas à choisir, et qui engrange des seaux de sensations qui lui dégoulinerons dessus toute la vie. Alors oui, être là à ce moment-là, c’est le moins, ce devrait être le moins.
Et vu ce regard qui sait, il serait triste qu’il perde cette acuité pour y lire dans ce futur nécessairement moins pur. Ô garde-la ! Que tu ne te souviennes plus de ce que tu Savais, qu’importe, mais que cette magie ne t’échappe pas !

Il a déjà pris quelques clichés. C’est un plaisir inouï, il ne donnerait sa place pour rien au monde. C’est un peu son enfant d’abord. C’est un peu grâce à lui s’ils se sont rencontrés. Et il y a un comme un air de ressemblance. Et ce vert si vert va tellement bien au gamin tout blond.
Qui a trouvé la seule flaque d’eau.



3/3/7 - Paris

17 mars 2007

5è étage

Le vide et le meurtre
le vide et le couteau
le vide et les étages le vide
l’envie le meurtre l’envie
le meurtre le couteau
irrépressible l’envie
le meurtre de moi de tu de toi de je la rambarde
la gifle le meurtre le viol le vide
l’arracher le tuer
arracher les membres le saut les étages
le corps tambouriné arraché étripé
rejeté
va-t-en va-t-en-moi
prends de l’élan
saute le vrai du faux
jette couteau jette meurtre jette moi jette
donne au vide
donne au vent du vide
donne au clair du vert du vent du vide
donne au vrai clair du vrai vert du vent clair du vent vide du vert clair de l’eau claire du vent vide et rêve et vole.



4/3/7 - Paris

Les réverbères

…les enfants se font une joie de partir en vacances, j’ai quasiment fini de charger la voiture, je ne sais pas comment j’ai réussi à faire rentrer toutes les valises, il me restera juste à faire le plein. Oui, nous avons prévu de partir à trois heures du matin, on évitera un peu la chaleur du trajet et les enfants pourront continuer à dormir dans la voiture, le voyage leur paraîtra moins long.
Et à vous aussi !
Oui, sans doute à nous aussi, surtout peut-être. Ils dormiront allongés, on a réussi à installer de la mousse derrière nos sièges pour qu’ils soient à même hauteur, en espérant qu’ils n’aient pas mal au cœur, c’est un vrai calvaire quand ce n’est pas l’un c’est l’autre.
C’est comme
toutes les quelques secondes la lumière jaune orangée des réverbères toutes les quelques secondes la lumière jaune orangée des réverbères qui cassent le noir m’éclairent me disent que nous avançons que je ne dors pas que j’ai un peu mal au cœur, pour ne pas avoir mal au cœur il faut tenir un brin de menthe mais je n’en ai pas, alors ne pas avoir mal au cœur et dormir mais je n’arrive pas comme ça sur le dos est-ce qu’au fond je préfère pas ne m’endormir et écouter ce qu’ils disent là devant alors qu’ils croient que je dors mais j’ai beau écouter je n’entends pas bien les mots m’enfoncer dans la banquette c’est doux le velours sauf le truc là de la ceinture de sécurité qui me gêne ah une zone d’ombre les réverbères sont partis que du noir plus de ville en tout cas la voiture ralentit elle s’arrête ou quoi pourquoi qu’est-ce qu’on fait ça tourne la voiture j’ai perdu le sens je ne sais plus ça me fait mal au cœur j’ai comme un vide dans le ventre ah c’est reparti sauvé pas vomir et c’est reparti les réverbères c’est plutôt une lumière bleue et blanche cette fois elle brille plus et si je comptais les lumières qui passent peut-être au bout d’un moment je vais m’endormir peut-être pas ralentir encore ce doit être un péage sûrement lumière crue au revoir madame repartir de nouveau plus sombre et cette odeur de plastique neuf et de colle qui sent comme du poisson et toutes les quelques secondes la lumière blanche bleutée des réverbères et toutes les quelques secondes la lumière encastré je suis calé dans le creux entre la banquette
Quand ce n’est pas l’un c’est l’autre qui a envie de vomir, pas moyen de faire dix kilomètres sans s’arrêter, ça me rend fou, et ils aiment bien la mousse ça les fait rire.
et dans le coffre là l’odeur d’essence oh oui je veux sentir l’odeur de la pompe à essence c’est les vacances le soleil tout bientôt demain presque presque une pompe à essence deux pompes à essence trois pompes à essence et la voiture qui va très très très vite et on est les premiers le grand bac à sable rien qu’à moi les pieds qui me brûlent tellement il est chaud le sable plein partout
Avec la mousse ils ont l’impression qu’on a refait la chambre dans la voiture, ils jouent quelques minutes ils sautent dessus tout fous, et au bout de quelques minutes ils tombent comme des marmottes. J’espère qu’ils ne seront pas trop déçus, cette année on ne va pas à la mer.



3/3/7 - Paris