30 juin 2007

A l'heure où dans les rues


Je crois que de tout temps j’ai aimé dormir ailleurs. Ailleurs que chez moi, ailleurs que dans mon lit, ailleurs. Ailleurs que dans un quotidien dédié. Sans doute la découverte d’une chambre inconnue ou d’un nouveau lieu de dormir m’est équivalent au plaisir des départs et trajets vers des navigations étrangères. Entre le vouloir m’assoupir et l’arrivée dans le flou du sommeil.

Des amis de longue vue m’avaient conviés pour quelques jours dans leur nouvel appartement dans un bel immeuble d’un beau quartier d’une lointaine ville de province. J’avais trouvé le quartier plutôt anonyme, mais l’appartement était clair et bien conçu, son septième étage offrait une belle vue.
Egayés par nos retrouvailles, la soirée s’était prolongée jusque tard dans la nuit, et j’étais bien agité. Malgré la fatigue, je tournais et virais dans mon lit sans trouver le sommeil. Le matelas était pourtant un comble de délices et la nuit d’une fraîcheur bienvenue. Je trouvai un peu de calme en m’allongeant sur le dos, calquant ma respiration sur un décompte d’animaux imaginaires, pour le laisser en plan à plusieurs reprises, mon esprit allant s’esclaffer vers des rives inattendues. J’étais tout bien avec mon corps, mais aucune parcelle ne succombait à la nuit, douce nuit, longue nuit. Les doigts pianotant sur la couette.
J’atteignis sans le chercher à une bouffée de joie qui me partagea en un vif instant entre le sanglot et l’éclat de rire. Comme un grand cri de silence déployant tout l’intérieur de ma gorge en un bouquet irrésistible. Je m’étais senti transporté, tout entier éclaboussé de joie, et je restai dans un émoi extrême, sans savoir du tout d’où. La chambre était une niche de silence, entre la densité de la moquette et l’épaisseur de la couette. Le filtre des doubles rideaux n’offrait qu’apaisement dans la semi-pénombre absorbant les échos des hauts réverbères du dehors. Ce calme du dedans contrastait avec la circulation extérieure. Tout en bas, malgré la nuit et la pluie, les voitures roulaient à flot au milieu de l’avenue. Le tumulte était étouffé mais omniprésent, ininterrompu, une musique, simple musique filée de moteurs enroués et de sirènes lointaines. Comme une berceuse qui ne m’endormait pas, entretenant au contraire ma tension et mon plaisir. Je retrouvais quelque chose, je connaissais ce sentiment, cet enrichissement du dehors sur mon dedans, mais je n’en décelai pas la cause immédiate. Je continuais à baigner dans ce flux sans savoir, j’abdiquai sans déplaisir, je me sentais voguer entre matelas et pirogue et entre plafond et nuées d’étoiles.
Une voiture, passant au cœur d’une grande flaque d’eau dans un diapason détonnant, m’éveilla de mon incertitude pour me reloger directement dans la chambre de mon enfance. Le papier peint. Les aiguilles phosphorescentes du réveil. Les ressorts du lit.
J’en avais passé des heures derrière la vitre embuée, à regarder les lumières de la ville, à ne pas dormir et à compter les voitures. Des enseignes de grandes marques clignotaient au loin en haut des tours, derrière des rideaux et des rideaux d’immeubles, décors de théâtres urbains superposés les uns sur les autres sans finir, tout un dégradé de blocs d’ombres enserrant tant et tant de vies secrètes et de chut sur les lèvres que la main ne pouvait jamais les contenir jamais. En bas le flux de la circulation ne se tarissait pas, jamais, et les phares laissaient de longues traînées parmi les secondes. O du sceau de combien d’heures et de jours et d’années ne fus-je pas irradié d’indigo pour toutes mes lubies à venir, dans toutes les déclinaisons possibles du passage ininterrompu de toutes les autos pour de vrai qui traversaient notre faubourg pour s’en aller aimer dans d’autres, tous ces passages à la queue-leu-leu dans un rythme sans frein qui coloraient tout de la vie de mes nuits, de là, de là-bas et d’ici aujourd’hui.
Cette litanie, ma musique initiale, une presque liturgie qui aura bordé mes nuits, dessinant du doigt sur le carreau réveillé mes premiers mots et de plus amples consolations, en bouffées d’enfance, bien avant l’aube de la quitter.





9 juin 2007, Paris

05 juin 2007

Je suis de là


Les murs de brique, les murs de brique, murs rouge brun de brique, maisons de ville en contiguïté, rues anonymes, un peu sévères, beaucoup de briques, une enfilade, des maisons en enfilade, portes fermées, portes sagement fermées, fenêtres aux rideaux sages, un peu ternes, des petites boîtes aux lettres en fer blanc, à même hauteur, du même côté de chaque porte, des trottoirs de même mesure de chaque côté de la rue, de chaque côté du bitume, du bitume qui a remplacé les pavés, moins de bruit les voitures qui passent, mieux pour les vélos, moins de cahots, moins de crevaisons, des voitures garées d’un seul côté, stationnement alterné par quinzaine, voitures bien garées alignées ne dépasse pas aucune une belle ligne toute droite, seulement un étage au-dessus du rez-de-chaussée, un seul étage de brique en plus, le seul étage pour toucher au ciel, un peu gris, pas toujours, mais un peu, mais pas toujours, c’est vrai, mais gris, là, au dessus de la rue des maisons de brique en enfilade, c’est vrai derrière le gris un petit soleil pointe c’est vrai c’était comme ça, gris avec le soleil derrière, et ce qui va avec cette brique c’est cette odeur de fumée, oui la brique me fait venir aux yeux la fumée des usines, et les usines d’avant sans doute car non il n’y en a plus, plus guère, combien vingt ans, trente ans, oui trente ans, tant d’années que ça et tant d’évidence dans mon pas mon savoir cette fumée cette brique, mais pourquoi veux-tu aller là haut, qu’est-ce que tu y trouveras bien, ils s’étonnent tous autour de moi, ah bon, tu as habité dans le Nord, je ne savais pas, oui c’est vrai tu ne le savais pas, on se présente les uns devant les autres avec notre bonne mine et tout notre avant concentré à l’intérieur, le produit de ce que nous sommes des années d’avant, les années aux sources claires et aux fumées acres qui s’emmêlent en nous, toutes ces strates auxquelles nous n’accédons nous-mêmes plus, dans le tri des souvenirs heureux et malheureux, dans ce qui émerge de l’inconscient ou à la faveur d’une plongée dans une amnésie d’enfance, au détour d’une anecdote ou au hasard d’un voyage, c’est fou alors comme ça tu es allé à l’école à Roubaix, c’est vraiment rigolo, et c’était en quelle année, ah non, peut-être pas, et c’était quelle école, il y avait un parc à côté tu me dis, non, nous on habitait de l’autre côté, tout près du parc Barbieux, à la limite de Croix, parce qu’il est des chemins que l’on ne trouve pas, que l’on ne retrouve pas tout de suite, il aura fallu, mais comment n’ai-je pu m’en souvenir avant, il aura fallu cet album photo pour que j’accède à ces dalles lisses du trottoir et à ses bordures inégales, et de l’évidence de ce pas et de ces odeurs qui me guident, et qui n’appartiennent qu’à moi, cet album enfoui, refusé au delà de moi, ces photos où le petit bonhomme au pantalon rapiécé, seul dans la grande allée en pente pas loin du plan d’eau du parc Barbieux, tripote la fermeture éclair de son blouson, et c’est qu’il a l’air heureux, diablement heureux, un lacet défait sans aucune importance strictement aucune importance je sais ce que je fais là je sais je reconnais ce chemin parcouru, je me reconnais tout fulgurant sur la photo noir et blanc, et mon regard qui sait, qui semble déjà tout savoir et que j’avais oublié alors que dans mon petit être concentré vivaient déjà ces émotions d’aujourd’hui et cette brique, du lego à la maison, des briques et des briques et mes poils de nez tout émus de cette fumée qui existe de trente ans et qui fait que moi et qui fait d’évidence que je suis là et que les yeux fermés je sais où je vais, je sais désormais que je le savais, c’est à moi, je suis la photo, dans la photo, c’est moi la photo, je suis à moi, je m’appartiens, je suis mon sourire, je suis moi.




13 mai 2007 - Paris

04 juin 2007

L'audition

Tous les parents d’élèves avaient été mis au courant : le professeur de violon, Albert Despréaux, vénérable pilier du conservatoire de musique, prenait sa retraite. Tout le monde avait été étonné, et chacun se pressait pour l’assurer de ses meilleurs sentiments, ou regrets, et de toute cette pédagogie qui s’en irait avec lui. C’est donc votre dernière audition de fin d’année ? Eh oui. Vous savez, il faut laisser la place à la jeunesse, elle a tant à donner, tout ce renouveau moi ça m’émeut, je m’en vais rassuré. Vous savez, moi, c’est la vieille école.
Pour cette audition, programmée annuellement à la mi-juin, tous les enfants, selon leur niveau, avaient préparé un morceau qu’ils allaient jouer devant une assemblée choisie, de parents, professeurs, camarades de classe et autres mélomanes autorisés. C’était la répétition générale de l’examen de fin d’année, sans l’angoisse de rater, mais la peur de décevoir.

Ils attendaient tous, derrière le grand rideau noir, que ce soit leur tour, selon leur instrument, dans leur beau petit costume ou leur belle robe bien repassée, en tout cas dans un silence très solennel, que leur vieux professeur aux oreilles poilues viennent les chercher chacun, avec sa bouche qui souriait mais ses yeux qui faisaient froid. C’était bien aux violons d’ouvrir la séance.

Dans la salle, le public, fort nombreux, était assez silencieux. Un couple, enfin, un homme et une femme, un couple semblait un peu agité, quand bien même ils parlaient à voix basse, troublant un peu la concentration des derniers rangs.
- Agathe, tu sais l’autre soir Agathe, à table, c’était une torture de te voir assise et couvée des yeux par ce gros porc, j’étais à deux doigts de le gifler. Et toi tu ne disais rien, tu gardais les yeux tranquillement baissés en jouant de ta cuillère dans l’assiette de soupe. Il transpirait et te caressait constamment le cou et les épaules. Comment pouvais-tu rester ainsi sans bouger, sans rien dire !

Sur scène une petite fille était applaudie. C’est vraie qu’elle était jolie, on avait envie de l’applaudir rien que pour ça. Elle portait des anglaises comme on n’en fait plus. Les parents, oui. Elle était tout de même à croquer, une vraie petite meringue toute rose, et son morceau était court, le crincrin n’avait guère duré.

- Et tu veux que je dise quoi, à mon mari : " ce n’est pas parce que tu as fini ton conseil d’administration que tu peux te permettre pour autant de me peloter en public " ? Tu veux que je lui dise ça ? Tu veux tout casser parce que tu ne supportes plus qu’il me touche ? T’es-tu mis une seule fois à ma place, as-tu pu envisager une seule seconde ce que cela pouvait représenter pour moi de devoir en toute circonstance faire bonne figure, être présente et sage, et surtout silencieuse devant ses compères actionnaires pour qu’il puisse me présenter au meilleur de son avantage ?
- Non je ne me suis pas mis à ta place. Je ne veux pas, je ne peux pas supporter de te voir ainsi, d’être obligés de se voir en douce dans cette audition, toujours en public, avec le prétexte de nos enfants, tu ne trouves pas ça répugnant, toi ? Mon divorce va être prononcé dans quelques jours et tu fais comme si rien n’avait changé.

Un petit garçon avait succédé à la petite meringue. Il avait posé, du haut de ses trois pommes, son archet sur son minuscule violon. Puis rien. Puis rien. Il se tourna vers le rideau, prêt à pleurer. Et le vieux Despréaux arriva vite, vite, la petite partition à la main, et l’enfant put se mettre à jouer un peu.

- Tu fais comme si rien n’avait changé, comme si tu ne voulais plus. Avec les dents de ta fourchette, tu faisais des dessins sur la nappe. Et je cherchais éperdument ton regard. J’aurais tant voulu croiser tes yeux, au moins ton regard ! Je te voyais, fragile et collée à la table, et du haut de ton maintien, de ton si beau port de tête, tu semblais sourire, mais c’était absent et faux, ta présence était mensonge. Si frêle tu me semblais, tes bracelets jouant sur tes poignets, sur tes attaches, si fines, si fines, cette robe que j’aime tant, j’étais au bord des larmes, mais comment peux-tu t’offrir à cette affreux qui ne te voit même plus !

L’audition avançant, l’âge des participants également, les morceaux devenaient plus beaux.

Lui s’arrêta de parler. Elle lui prêta sa main qu’il embrassa et garda fort et doux dans son poing. Elle vacillait, elle ne se sentait plus le courage, elle se sentait prise dans un étau, elle ne trouvait plus la ressource de sourire, tant désirée et pourtant si désireuse de solitude qu’elle ne pouvait plus répliquer, leur histoire, cette rencontre, elle la sentait de plus en plus univoque et se sentait engluée et faible.

Les élèves du niveau fin d’étude désormais. De Bach à Paganini, c’était la virtuosité avant tout, le geste ample rapide, assuré, le musicien le regard perdu dans une musique allant presque plus vite que les sens, que le sens commun, adulte et maîtrisé.




12 mai 2007, Paris

03 juin 2007

Retiro




A fleur d’eau
Les bouches agglutinées de poissons avides
Dans l’urgence d’une faim compacte
Les ventouses voraces réclament en stridence
De la miette humaine, que diable, de la chair
La rive déborde, l’engloutissement est proche.


A bouche que veux-tu je tu me submerges
Dessus les bancs embrassés enchevêtrés
Dessous nos corps alanguis convoités
Par les noeuds ébauchés de nos heures convolées
Du goût de ta bouche je te veux m'engourdir.




lundi 28 mai, Paris

En allé



Une évidence vers le haut
les marches pas à pas
dans le ruban de la tourelle
dans le volume du cylindre,


A l’aube de la porte
Au seuil de l’escalier à peine
Un déferlement de croisées et de voûtes en ogives.
Un bras de ciel d’écorce m’emmène,
Suspendu à ses doigts incarnés en mon front,
figurine élastique, je me coule dans l’air en berceau, dans les cercles débobinés, les tensions pointillées dissoutes absolument.





lundi 28 mai, Paris