27 juillet 2008

La nuit

Il y a très longtemps que cela ne s’était pas passé : envie d’écrire, sans demande qui vienne du dire, de l’impérieux du sujet, du message, de l’angoisse de résoudre ce qui n’a pas encore été dit, du sujet irradiant et des mots d’évidence. L’envie seule. Ou l’Ecrire seul. Qui réclame. Qui me fait frissonner d’impatience, le frisson ne cessera que lorsque l’écrire aura eu lieu, lorsque l’envie se sera réalisée. Je frissonne, c’est bon signe, ce n’est pas que j’ai froid, c’est que je suis en envie d’écrire, même si l’air s’est rafraîchi et entre par les fenêtres ouvertes après la pluie d’une journée chaude où mon front a transpiré, où j’ai lu les talons dans le pré, et où désormais j’écris le tremblement et l’envie, collé à la table, accroché à la vibration – la revoilà, j’ai eu peur – le front sec et penché, ému de l’envie d’écrire qui est son seul sujet, sans lune au dehors pour hurler et être beau, juste la joie tactile, la pointe de la plume tapotant d’encre le papier soyeux, glissant, griffant un peu, et le frisson, sous les bras la chemise la chaleur de la journée, la nuit qui rentre par la fenêtre, plus fraîche, enjambe le garde-corps et me caresse le torse, déboutonne ma chemise et me caresse le torse et le ventre et le dos et me caresse les épaules et se colle la poitrine contre mon poitrail et me coupe le souffle d’envie et m’écarte les mains du frisson et m’attache les mains dans son cou et claque les cuisses un tire-d’aile un tourbillon claque la fenêtre, les battants rebondissent, reviennent ouverts, une chute souple dans l’herbe, des abois de chiens, des froissements d’oiseaux, la trémulation des feuilles des arbres, la balançoire de la lune revenue se reflète en halo dans l’étang d’eau, dernier clop, dernière grenouille, la rumeur du noir est seule dehors, mon frisson s’est assoupli, il ne sait pas, pas beaucoup plus que l’envie. Il y aurait eu l’envie, l’écrire, le frisson ; la flamme de la lumière s’est éteinte, il faut croire, et nous avons alors dormi.




26 juillet 2008, Paris

24 juillet 2008

Cacilhas

Il y a l’autre côté ; ou dire : il y a en face.
De cette berge-ci du Tage, de ce point appelé Cais do Sodré, le vacancier promeneur pourra prendre le tramway qui l’emmènera, tout en longeant le quai et l’eau à peine mobile, tout à fait vers l’ouest où le fleuve se confondra définitivement avec la mer, passant sous la gigantesque superstructure du Pont du 25 avril avant que plus loin atteindre Belém, et le monastère de Hiéronymites et la Tour, prête à lever l’ancre au premier cri de mouette, et plus loin, bien plus loin encore atteindre les plages de Cascaís ou d’Estoril, les plus courues des plages de Lisbonne.
Mais de Cais do Sodré, il y a aussi l’embarcadère des bateaux pour l’autre côté, ou dire : pour en face. La plus courte des trajectoires, ce sera Cacilhas, dont on devine le blanc et ocre des bâtisses, suffisamment proches pour en deviner les couleurs, pas pour en dénombrer portes et fenêtres, encore moins constater leur état de dégradation. Pour l’heure ce sont encore des taches de lumière, ou plutôt renvoyant la lumière. La traversée dure plus de quinze minutes, à petite mesure sur l’eau de paille absorbant le soleil. A l’approche, l’enfilade des bâtisses fait penser à un train, des wagons de marchandises prêts à faire crisser poulie. L’abordage fait s’éclater des déchets solides qui cognent à la coque et au béton du quai.
Une place de marché à gauche, à son point d’exultation phonique. Il s’agit, à droite, de retrouver la berge, l’autre berge, pour longer le fleuve. La parallèle, le versant sud duquel toute la ville en face se crée en colline et colline et grandes taches d’arbres, et d’où les trains et tramways vont vers la mer. La perspective demande à faire le même chemin, quittant le marché, à droite et droit devant.
Le quai est long et rectiligne. L’eau à deux mètres en contrebas est figée, semblance d’osier tressé. Sur la gauche, les façades se succèdent, mutiques, tentures pétrifiées de peinture défraîchie. Un blanc devenu gris, un jaune devenu brun, la peinture partant en plaques entières, fichées dans l’herbe rare, au pied. A l’exception de quelque réclame usée, dans un rouge devenu mauve vantant un quelconque apéritif, les murs sont muets. Les fenêtres sont pour la plupart murées, le bois des portes, peint ou brut, est dévoré par le sel, chacune est entravée d’une planche étroite en sa diagonale. Rien ne semble. Pas le bourdonnement d’un seul insecte. Muets et sourds, les murs. Il semble ne rien y avoir derrière. Un décor de théâtre planté là dans le seul but d’être abandonné. Aucune de possibilité de vie, derrière. La maigre végétation semble sourdre de rien, sans racine pour s’accrocher dans la poussière. Sur le bord du quai, des ronds d’amarrage rouillés à distance régulière et plus loin encore quelques vestiges d’une activité maritime, un ponton de bois donnant sur rien, des panneaux interdisant les baignades, dont la forme pourrait faire penser à un pêcheur immobile. De la ferraille abandonnée, des chaînes n’enchaînant plus rien. Juste la suite continue d’un délabrement croissant, ce qui fut des maisons, là où des vies vécurent au rythme des marées et des courants, au chant des oiseaux du lever et du coucher, aux odeurs des poissons grillés au son d’un fado partagé, tout incrusté enfoui dans ces bétons et ces vitres cassées, un arbre mort et battant d’aile dans son agonie dernière, le râle de la cigogne échouée, la vibration de la solitude de personne, la solitude de l’air contre la paroi sèche, où vit seul le reflet des jeux d’eau du soleil, le cri noué dans les briques enchevêtrées.
Ce versant de jetée ne s’arrête pas. L’horizon n’y peut.





mai 2008, Quimper

16 juillet 2008

lionceaux


pieds d’herbe verte
coupée
tapis je te donne
les oiseaux la
scie d’hiver des oiseaux
la scie des oiseaux d’hiver
sois la peau pique
doux
l’heure du
ciel
il va pleurer les eaux du
ciel et les lionceaux
la flaque verte morte du
ciel coupé la flamme verte coupée
vif
rouge velours
écorce carpe du petit
l’enfanteau raisin de givre
et les lionceaux
la grêle
sourde et scintille flaque
suspendue flaque
et fil de ciel miel sœur
doux
pique la neige d’herbe
odeur coupée sidérée
tresse étouffe
soif donne-moi pleure l’eau
du ciel et les lionceaux
gorge gouffre goitre ventre
souffle la neige tendre verte
boire toi la terre l’écorce
les eaux du ciel
la forge et les eaux
souffle du ciel
les eaux du ciel
pleure
les eaux du ciel
les lionceaux



avril 2008, Paris

15 juillet 2008

Les actes des instances


ACTE I


- C’est de moi que tout vient, dit le mot
- C’est moi qui fait tout, dit la phrase, les mots font ce qu’ils veulent, c’est moi qui les assemble, qui les aménage, qui les combine
- C’est moi qui décide, dit l’auteur, la phrase peut bien se draper dans toute sa dignité et dégorger, tel l’escargot, tous les mots qui lui plairont, je tiens le stylo et je couche me pensée comme elle vient
- Oui, mais si la pensée ne vient pas, dit la pensée – en aparté
- L’auteur est un âne, dit le mot, et si le bûcheron des mots a tout coupé les mots dans le désert de sa tête sèche ?
- Il suffit d’arroser, dit l’arrosoir
- Le mot est un âne, dit le sens
- l’arrosoir est un âne, dit le sens, si je ne viens pas donner ma vision rien ne se passe, les mots sont d’abord un non sens, ils pendent comme des cintres nus sur leur tige dans l’ombre derrière la porte du placard.




ACTE II

- C’est de moi que tout vient, dit l’escargot
- C’est moi qui fait tout, dit la dignité, l’escargot combine ce qu’il veut, c’est moi qui les couche, les drape et les arrose
- C’est moi qui décide, dit le bûcheron, la dignité peut bien pendre dans le désert et tout couper dans le placard, je dégorge mon ombre comme je veux
- Oui, mais si l’ombre n’est pas là, dit l’ombre – en aparté
- Il suffit de voir dit la vision
- Le bûcheron est un cintre, dit l’âne, si je n’assemble pas ma tige rien ne se couche, le bûcheron est un non sens, il combine comme une tête nue sur sa porte derrière son arrosoir.




ACTE III

- C’est moi qui ai tout coupé, dit l’escargot
- C’est moi qui arrose, dit la dignité
- C’est moi qui dégorge, dit le bûcheron
- Et l’ombre est partie arroser l’arrosoir et ranger l’âne dans le placard
- Le bûcheron est bien un cintre, je confirme, il s’est couché tout habillé, et sans sa dignité, dit le drap
- Et mon mot à dire, dit le sens : on a oublié la tige et l’ombre qui attendent derrière le désert, nus sur leur page comme un auteur derrière la porte des mots.




Mars 2008, Paris

10 juillet 2008

Le reste



Un grand frisson me parcourt : et si tout restait à dire ? Et si tout restait libre, libre d’être dit et de prendre sa place sienne, comme une flaque de peinture onduleuse qui s’étalerait dans ses aléas, dans la pente de ses bras et rigoles et irait sans entrave là où elle s’exprimerait enfin. Là où son exposition révèlerait enfin tout. Tout de la couleur superposée, tout des notes jouées, tout du vent qui saurait l’immuable, tout du parfum qui serait le corps, tout. Et pourtant un tout qui ne s’habillerait pas de complétude. Mais un tout qui laisserait le chant à tout le reste, mais un tout qui repousserait les limites de la floraison, mais un tout qui fait fi des temporalités. Tant de place, tant à prendre. Et un tout qui, comme deux figurines formant la lune pleine, en sa vague brune, en sa vague claire, tourne tourne encore sur son axe et inonde l’alentour de sa fulgurance d’or.


Un grand frisson me parcourt : car je sais, je sais que le tout est ce qui n’est pas encore et qui va être. Car je sais, je sais que ma parole saura laisser place au geste, et l’arbre, et les vagues les remous, et la traversée des airs, je sais désormais que ce que mes mots ne disent pas ou pas encore a déjà son reflet ; non pas l’écho du miroir mais un volume de pierre, un volume dont les détours se feront changeants selon la rumeur des ombres et des astres, un volume de terre travaillé par les mains et qui exprimera l’interruption du son, du bémol pressenti, préséance et contrefort d’une profondeur de champ cousant d’émeraude la mer étale et le silence.


Un grand frisson me parcourt : dans ce qui palpite, là, à l’intérieur, tout contre dans moi, ce qui palpite en débords de mon cœur, ce qui n’est pas encore, ce qui n’est pas encore des mots mais au bord de l’être, au bord de l’être Mot, au bord de l’encre, quelle résonance exhausse-t-il ? d’où vibre-t-il ? qu’a-t-il complété ?




4 juillet, Paris