08 août 2008

Marche lente


Longtemps que je cherchais ce rythme là.
C’est arrivé hier. J’étais tout assis, entouré de tous ces chants dans la salle grande. Je n’y participais pas, mais j’aurais tout aussi bien pu, j’en connaissais les paroles et les airs. Mais je n’en avais pas envie, ou plutôt : je n’en avais pas le mouvement ; je sentais que si je me mettais à faire partie de la vibration je la perdrais définitivement pour moi-même. Alors j’ai préféré me taire, préféré ne pas chanter. Et non pas écouter mais rester en dehors. Entendre certes, ressentir indubitablement, mais sans vouloir entendre et comprendre et ressentir, simplement recevoir les mouvements de lumière et de son comme un banc de bois, comme un pupitre ou une fenêtre à croisillons. Réceptacle non contenant, instance en réfraction, rendant l’impact pour le renvoyer en démultiplié.
J’étais dans l’assemblée de la salle grande alors que j’aurais dû être sur scène. Après l’entracte, je n’y étais pas retourné.
J’avais sans le chercher, mais l’accueillant volontiers, atteint à une position objective d’harmonie complète. Assis bien au fond du siège, les omoplates accolés au dossier. Les pieds posés de toute leur semelle, juste écartés de la largeur du bassin, l’angle des jambes formant une équerre parfaite. Enfin, les bras et les coudes collés au corps et les mains posées à plat sur les cuisses. La respiration jouant libre dans sa colonne d’air. Aucun besoin de la doser, elle prenait ses ascensions et ses descentes dans l’évidence – je ne le constate d’ailleurs qu’a posteriori.
C’était le rythme de l’immobilité parfaite de la face externe, laissant le champ aux expansions et inspirations débridées d’un corps d’attente, dans une statique concentrée.
Dans les chants et les pauses, j’avais besoin, toutes choses égales par ailleurs, de fermer les yeux de temps en temps. Je ne peux d’ailleurs affirmer qu’ils se fermaient par décision. Ils se fermaient. Les paupières closes comme sur une pièce de théâtre, couvrant de velours pourpre les vestiges des derniers arguments, prêtes à se relever grâce aux cordelettes cousues en leur trame sur toute leur hauteur, dessinant un joli froncé une fois remontées. Bouche close, un sourire rayonnait dans ma gorge. Je sentais qu’il aurait volontiers dépassé le cadre qui lui était réservé, il se serait volontiers étendu à tous les continents.
A mesure régulière j’ouvrais volontairement mes yeux au chant, seul signe social que je donnais à ma participation au concert, mais l’envie était à refermer, à ne laisser que fermé. Et, par l’entremise de mes paupières fermées, pouvoir transformer mon regard intérieur en découlé de sensations, la liberté du flux calme par la visite du lieu.

Voyageur inopiné, invité non invité, déambulant dans un dédale de ruelles sans indication de nom, toutes ressemblantes mais toutes distinctes, à chacune ses balcons et ses jardinières, la belle jardinière, ses portes à rideau de perles ou à rideau à lamelles de bois, la belle en bois, et de ses endormis en chaise, un ballon oublié, des bals oubliés, d’écuelles débordant d’eau dans la pente, les marches irrégulières tant hautes que basses en montée ou en descente, decrescendo, un passage en contrebas d’un petit pont habité, des pieds nus sur une rambarde de balcon, sérénade, un museau silencieux dans le jour d’un grillage, un seau d’eau vidé là juste avant et créant rigoles, un croisement de rue, remonter ou pas, piu forte, un petit mur muet, pianissimo, des fleurs entre les pierres, touches de violet, à demi effacée au sol une marelle, ciel et paradis, plouf, enjamber, plutôt à gauche vers le soleil, une corde à linge vide, mais les épingles, les arguties d’un couple âgé derrière, par un portail entrouvert des enfants sortant d’un bain emmaillotés de serviette éponge, de la flûte quelque part, qui se trompe, qui reprend, une nappe secouée, pour les mésanges, le cliquetis d’un sécateur, une radio, les bruits de la rue qui s’approche à pas de voitures automobiles, contresens cyclable, un camion qui n’a pas la place pour tourner, demi-tour, les yeux, demi-tour l’intérieur, revenir un peu après sans la foule.

La musique dans la salle grande a perduré, les applaudissements, les rappels, les applaudissements, les spectateurs se sont levés à peu près tous et se sont éloignés à peu près tous et sont sortis pour la plupart, au final, tous. Je n’ai pas de motif de ne pas ne pas bouger. Je reste là. Dans la position même, un peu fermé du dehors mais point imperméable. Les régisseurs ont fini de débarrasser les derniers éléments sur la scène, rangeant les chaises surnuméraires, des spots lumineux à débrancher, des câbles à enrouler et autres échelles et petits échafaudages masqués sous les tentures. Les bruits s’amenuisent, mon corps sent que je vais bientôt être le dernier, qu’il faudrait ne pas tarder. Un petit effort de volonté pour ouvrir les yeux, très légère extension du cou de droite et de gauche, et de droite. Quelques mouvements pour dégourdir les derniers pieds, et je sors par une porte de côté et de bois ferré.

Le soir est là mais la nuit pas encore. Les oiseaux couchés oui, les derniers visiteurs partis oui. Mon pas va doucement sur le gravier sans se compter, sans durée pour arriver. Le pas qu’il faut pour ne pas être en déséquilibre mais continuer tout de même à avancer, ce, sans faire trop crisser les cailloux sous mes chaussures, confort pour moi seul. Mais l’évidence ne mesure pas, le mouvement installé décide, et je m’y fonds, mon corps ne décide pas, j’ai comme une légère pensée qui me frôle les épaules, le ventre libre, les jambes dénouées, les pas se font. A vitesse de la nature.
Ce n’est que par ce vif bien-être que je me rends compte de l’adéquation idéale de mon déplacement dans le flux parallèle de l’air, des eaux, et du feuillage.
A distance visuelle respectable de la vallée surplombe une forêt de hauts arbres à droite de ma marche, les cimes hautes à peine frôlées de vent et de quelques nuages qui blanchissent dans le bleu tout tendu vers la nuit. Ce chemin du bas est parallèle aux arbres du haut, mon avancée est coulante, et je sens que celle des arbres me suit. Leur avancée lente m’est certaine, ils vont en grande majesté, dans un flux linéaire. Je sais que leur marche ne s’arrêtera qu’avec la mienne, et l’arrêt n’est pas de nécessité ; le mouvement est de continuer à être, aux côtés de cet océan de végétation. Mais n’est-ce pas plutôt lui, l’océan calme, qui est venu me chercher ?




18 juin 2008, Saint-Wandrille