21 avril 2008

Ce corps endormi


Nous en avons eu de ces soirées, tout deux. C’était chez toi, surtout chez toi que nous nous voyions. Pas souvent chez moi, je ne sais plus pourquoi, ce n’est pas très important, sans doute ton canapé, parce que oui tu avais un canapé et moi je n’en avais pas, ton canapé confortable, devenu ton bureau, notre bureau, où nous devisions, où nous écoutions les chansons que tu aimais dans ta chaîne hi-fi pas chère, où nous révisions aussi et fumions à remplir ton cendrier, assis en chien de fusil sur ton canapé. Que je rejoignais le soir. Beaucoup de soirs. De chez moi ce n’était pas loin, je passais au-dessus des voies ferrées, aux grincements de poulies éloquents comme la plainte de bagnards enchaînés. Je venais juste avant ou juste après manger ; j’arrivais, je sonnais, tu ouvrais, tu étais déjà pieds nus. Le chat mangeait dans sa gamelle ou trônait à la fenêtre. J’avais mes cours dans mon cartable, les tiens étaient déjà étalés partout par terre et sur la toile mousseuse du canapé. Quelquefois j’apportais des pâtes et nous mangions d’abord, et quelques fois nous mangions d’abord et ne révisions pas. Quelques fois tu étais déjà en chemise de nuit. Quelques fois tu me demandais si cela ne me dérangeait pas si tu te mettais en chemise de nuit, et je te répondais que non. Alors que cela changeait tout. Car toi tu serais directement dans ton lit à la fin de la soirée alors que je savais déjà que je rentrerais tout seul dans la nuit, car il n’était jamais prévu que je reste dormir, ce n’était jamais exclu non plus, mais cela ne se passait de fait pas, nous restions chacun avec notre corps à nous, bien séparés. Je ne demandais pas, je ne pouvais oser, paralysé et triste, le verrou ne pouvait être ôté qu’à ton désir, et ton désir m’était flou, loin et masqué, malgré ton corps généreux. Paradoxalement, que tu te dévêtisses presque sous mes yeux pour te préparer en nuit m’excluait déjà et sonnait le glas de la séparation, tu restaurais nos célibats. C’était ta demande qu’il eût fallu ne pas entendre, c’est elle qui engageait tout. Mais non bien sûr, si tu es plus à l’aise en chemise de nuit ne te gêne surtout pas, surtout pas avec moi. Tu me remerciais de ton beau sourire aux lèvres épaisses, mais tu l’aurais de toutes façons fait, montrer une hésitation aurait été ouvrir une discussion que je voulais à tout prix éviter, ma réponse était prête, mon oui était derrière mes dents pour jaillir. Que tu ne souhaites pas te changer, ou que tu restes dans un peignoir intermédiaire, était le gage d’une meilleure soirée pour moi, il n’y avait plus de butée, plus de fin programmée, quelque chose pouvait alors se passer. C’est vrai que tu ne t’embarrassais pas de pudeur avec moi, souvent tu m’avais raconté des scènes d’amour assez lestes et tu te faisais plaisir en exagérant la crudité du vocabulaire nécessaire à la seule description, manège dans lequel tu te réservais la primeur, en adieux d’aéroport dans les toilettes, tenue en l’air par le seul sexe de ton partenaire, ou une petite culotte absente ou retirée et perdue dans la rue. J’étais le camarade à qui tu pouvais dire tout, et n’importe quoi aussi surtout, je savais que tu inventais mais cela te faisait tellement plaisir de tenir ce masque de comédienne aux lèvres aventurières, l’important n’était pas que je te croie, l’important était que je te le laisse croire, c’était le pacte muet. Tu me donnais de la vie, de ta vie, tu prenais de la mienne, tu prenais de moi en écoutant mes vérités, mon attachement et ma patience à tes côtés. J’étais en pleine confusion. Notre proximité physique, notre promiscuité, que tu semblais vivre bien mieux que moi, laissait souvent nos corps l’un contre l’autre, et ce n’était souvent que de petites chatouilles le long des bras, l’effleurement de la peau jusqu’au fou rire de l’autre, les yeux fermés, tout à sa confiance. Il arrivait que tu t’endormes dans cette position, la tête juste partie en arrière sur le dossier, ou posée sur mes genoux ou sur mes jambes croisées en tailleur, et je ne m’en rendais pas compte tout de suite, tant je pouvais être concentré sur le trajet de mes doigts ou sur ce que je disais. Je m’en rendais compte parce qu’à un moment tu ne réagissais plus, tu ne répondais plus, il y avait seul ton souffle qui soulevait ta poitrine, et moi qui n’osait plus bouger mes jambes ni arrêter ma caresse. La première fois cela dura un peu, un peu longtemps, mais je fis en sorte de commettre un geste imprévu pour te réveiller, comme si de rien était. Tu te réveillas vraiment, embrumée. Tu t’étais excusée, Allez on va faire dodo. J’avais été fasciné que tu aies pu t’endormir ainsi, presque au milieu d’un geste, d’une phrase. A croire que mes doigts ou ma voix avait le pouvoir de t’endormir, car ce ne fut pas la seule fois. Et jamais je n’osais te demander si tu avais vraiment dormi, si tu n’avais vraiment plus senti mes doigts, si tu n’avais vraiment plus entendu mes paroles, à toi seules adressées. Après cette fois où je n’avais fait qu’attendre ton réveil, je poussai ma caresse un petit peu plus loin, un petit peu plus haut, je remontai dans la manche, toujours du bout de la fleur de mes doigts, je caressai la peau si douce de ton épaule et je redescendis le long de ton bras, faisant des cercles et des huit là où la peau est laiteuse, redescendant jusqu’à la naissance du poignet, là où l’on sent très légèrement le grain des petites veines qui palpitent, puis remontai en serpent d’eau jusqu’à la saignée du coude, espérant le chatouillis funeste qui te ferait frissonner toute, mais rarement ce passage fut la clef de ton réveil, le souhaitais-je vraiment d’ailleurs, car s’il fallait bien à chaque fois que tu finisses par te réveiller pour de vrai, c’était à la fois la fin de la joie du parcours de mon empreinte, la crainte que tu ne surprennes mon regard trouble ou que tu ne me grondes de t’avoir laissée dormir. Ou l’envie, de tout. Pour les autres fois où tu t’endormis sous ma main, je ne me limitai plus à ton épaule, ma main allait plus loin, cela dépendait de l’ampleur de ta manche, et je connus d’abord ton sein gauche, que je tins dans ma paume ouverte, puis le sein droit, j’en caressai même l’aréole, toi pourtant si sensible, si érogène me disais-tu, pas la moindre once de tes tissus ne tressaillit, et j’étais empli de honte d’abuser de toi de la sorte en même temps qu’il m’était impossible de m’arrêter. Dormais-tu vraiment, as-tu senti mes caresses appuyées au creux de toi, qui allèrent jusqu’à ton sexe que je n’osai encontrer qu’une seule fois, je fus comme électrifié. Ton corps si loin abandonné, malgré le doute persistant sur le volontaire de cet abandon. Mais était-ce cela, te donnais-tu à moi, te donnais-tu à la manière des belles endormies du livre de Kawabata, de toutes jeunes prostituées que l’on endormait pour que leurs clients, des vieillards impuissants puissent vivre leur fantasme ou leur dernier désir sans être terrassés de honte et mortifiés dans leur virilité, pour me libérer, pour te donner sans ton consentement, comme si tu me faisais l'amour, alors que je te faisais l'amour, terrifié de le faire, seul de toi, et tu sortis de tes brumes avec le même sourire, tu tardas à redresser ton regard bien en face du viseur, tu t’étiras, mordillas tes lèvres dans ta bouche pâteuse, et tu me dis encore, de cette voix de loin où je ne trouvais aucun équivoque : allez, il est l’heure d’aller au dodo.




Vienne, le 10 février 2008