28 septembre 2008

Le départ


Evidemment il est agacé. Il se cache derrière sa tasse de café, et il n’a qu’une hâte c’est de rejoindre sa porte d’embarquement. Depuis le début il a envie d’être seul. Dès que je lui ai proposé de l’accompagner je l’ai senti et j’étais certaine qu’il ne me le dirait pas. Plus je lui demandais plus il affirmait le contraire. J’ai été étonnée qu’il n’ait qu’un gros sac, pas si gros d’ailleurs, rien que ça pour presque deux semaines de vacances, je me demande comment il fait et quand je lui ai posé la question il m’a répondu qu’à part sa brosse à dent et son rasoir il n’avait besoin de rien. Il n’a pas dit un mot entre la maison et l’aéroport, c’est la radio qui a fait la conversation, sauf quand il a ouvert la fenêtre pour fumer, j’ai éteint. Le parking était plein, j’ai beaucoup tourné pour trouver une place. Il pourrait tout de même passer le permis de conduire, évidemment je ne vais pas lui répéter il va encore dire que je me prends pour sa mère. C’est stressant les parkings. Il m’avait dès le départ conseillé d’aller au dernier niveau, j’aurais dû l’écouter, je me suis énervée toute seule à chercher absolument le plus près de l’entrée vers l’enregistrement, et j’ai perdu du temps. 31 B bleu, quatrième niveau, c’est lui qui m’a dit de bien le retenir, pour me retrouver, je n’aime vraiment pas les parkings. Il n’y a pas trop eu la queue à l’enregistrement. Il avançait doucement dans la file, sans même sortir les mains de ses poches, poussant juste son sac du pied. Il me fait froid avec sa chemise à manches courtes, mais c’est vrai là-bas le climat s’y prête. Il a déjà sa tenue de là-bas. Il n’est vraiment pas tendre avec moi, il ne fait aucun effort, à part ses coups de pied dans son sac, comme si c’était pour moi. Il n’a gardé aucun bagage à main, juste son portefeuille et ses lunettes de soleil. Ils distribueront bien des journaux dans l’avion, avait-il dit. Nous prenons un café dans l’aérogare. Il a l’air content de partir, je le comprends, j’aurais bien aimé. Il est déjà bronzé en fait, comment il fait ? Ses cheveux sont trop courts, j’espère qu’il va se les laisser repousser un peu. Je lui ai dit. Il n’a pas réagi. Il me pose des questions, c’est un peu laborieux, comme s’il faisait son devoir de s’inquiéter de ce que je ferai pendant son absence (mais travailler mon tout beau), mais j’ai besoin de parler et je lui réponds en lui retournant des questions, car il ne m’a donné aucun détail sur ce qu’il va faire là-bas, il dit qu’il ne sait pas encore, qu’une fois arrivé il improvisera, il n’aime pas prévoir à l’avance. Tout le contraire de moi. Mais ça, nous le savons déjà chacun. Il se ronge l’ongle du pouce. Je pose ma main dessus pour qu’il arrête. Il ne retire pas. Je lui demande si il veut que je vienne aérer un peu chez lui pendant son absence. Il ne répond pas. Il regarde les avions à l'attente, derrière l’immense baie vitrée. Mais il me dit que si je veux je peux aller dormir chez lui si ça me tente. Qu’est-ce qui lui prend ? Même si nous avons naturellement nos clefs respectives, seule chez lui, dans le lit, je n’ai jamais fait. Peut-être, je lui ai dit. Il ne dit plus rien il se renfrogne. J’ai pourtant tellement envie que nous nous rapprochions un peu. J’ai froid et il s’est reculé au plus loin possible sur son siège, il passe en revue le contenu de son portefeuille, il compte ses sous, il va payer, il revient. Il ne me regarde toujours pas, il attend que je m’en aille ou que je dise quelque chose. Il a les deux mains bien à plat sur ses cuisses, la bouche entrouverte, il regarde dehors, jusqu’au bout il me refuse une once de tendresse, il est tout seul avec son corps.
Je vais y aller, dit-il.






Les cafés d’aéroport sont des lieux bizarres, les gens ont de ces drôles de têtes, ils ne sont pas détendus. Hâte de partir ou peur de rater leur avion, ce doit être ça. Ces sièges sont froids, et ce vert pomme c’est vraiment laid, ça me donne mal au coeur. Je vais peut-être reprendre un second café. J’aimerais bien l’embrasser, mais c’est mal parti. J’aimerais bien qu’elle vienne contre moi. Elle ne le fera pas. J’aimerais bien être plus détendu, mais je n’y arrive pas, je la sens tendue comme un arc et elle me contamine. J’en arrive à me sentir coupable. Elle m’en veut de partir. Pas de partir sans elle, non, de partir, juste, de faire une parenthèse, hors elle. Je devrais peut-être prendre de l’argent au distributeur ici. Je suis ridicule de ne pas lui parler, mais je ne peux pas, je me sens comme du béton. C’est elle aussi, elle me connaît, pourquoi elle force le passage, elle sait parfaitement que j’avais envie de venir seul, que c’est un moment important pour moi de partir seul, vraiment seul, j’ai besoin de mon sas de décompression, et là elle est là pétrifiée, elle m’en veut, elle s’en veut de m’en vouloir et elle fait la tête. Elle me propose ou elle ne me propose pas, mais qu’elle assume. J’ai un peu froid avec cette chemise, j’aurais dû prévoir un pull. J’espère qu’elle va retrouver sa voiture après, elle m’inquiète. Elle déteste encore plus les au revoir que moi, et c’est elle qui va se retrouver toute seule sur le quai, comme à la gare. J’aurais mieux fait de lui dire non tout de suite, je suis vraiment idiot. Elle n’a pas ce qu’elle veut et moi non plus. On est arrivé bien trop tôt en plus, j’aurais bien aimé dormir encore, il y avait largement le temps, tant qu’à venir en voiture. Elle était pressée comme si c’était elle qui partait, à peine j’étais levé qu’elle avait déjà tout replié draps et couverture, elle m’a poussé dans la douche, et à faire trop vite je me suis coupé en me rasant. Elle a fait la tête que je fume dans sa voiture, mais elle ne sait pas ce que c’est, après c’est presque quatre heures en tout sans fumer. Je me suis senti bête arrivé dans le parking, elle s’agitait toute seule, comme un insecte perdu entre le rideau et la fenêtre, j’ai eu tout d’un coup envie de rester, de lui arracher les bras du volant et d’être tout contre elle, envie beaucoup d’elle mais elle n’a pas pu comprendre. Je voulais que ça se termine vite, envie de me séparer de tout, d’effacer le sac, d’effacer elle et de partir sans surtout un mot, d’effacer l’aéroport, et tout. De la flotte ce café. Nous avons réussi à parler un petit peu tout de même. L’idée de vivre ensemble plane toujours, même si ni l’un ni l’autre ne l’abordons ; la savoir peut-être chez moi quand je n’y serai pas me fait bizarre, c’est une mauvaise idée de lui avoir proposé. Je suis content qu’elle ait mis sa main sur la mienne. Nous les gardons ensemble sur la table un petit moment. Toujours elle en premier. J’ai un bout d’ongle coincé entre les dents. Un jour les avions se mettront à picorer pour de vrai et s’envoleront tout seuls. J’espère que j’ai assez pour payer les cafés. Elle a gardé mon billet, ou c’est moi ; oui, c’est moi. Je voudrais bien lui sourire, mais elle a gardé ses lunettes de soleil, ça m’énerve, je ne vois pas ses yeux.



vendredi 15 août 2008, Boissy-lès-Perche

26 septembre 2008

La nature


Il avait été décidé de contrecarrer ce que la nature avait réalisé du premier coup. Du premier coup peut-être pas, l’érosion ayant fait son œuvre, mais comme prendre un ascendant sur les forces telluriques. Puisqu’il était hors de propos de reculer la maison, il s’agirait d’éloigner le fleuve. Une femme énorme est assise sur un siège pliant que son fessier a englouti et qui menace péril. Sa culotte de toile rouge a l’ampleur d’une tente de laquelle on pourrait s’attendre à voir sortir une cohorte de légionnaires romains. Elle est paquebot, crachant la fumée de son cigare dans une impérieuse volupté. Sa voisine de siège, une cousine, une sœur, une jumelle peut-être, est sa semblance version turquoise en tunique intégrale et turban, avec la mine rentrée d’un trognon de pomme mal assimilé. Toute l’assemblée est à l’avenant. Cette partie de bord de Seine a attiré le soleil, et l’herbe neuve ne durera pas sous l’assaut des transats et des piétinements. Les pelleteuses étaient à l’œuvre. Il s’était agit de puiser dans les champs voisins des centaines de tonnes de remblai. Pendant des semaines et des semaines des monceaux de terre et de gravats avaient été apportés, contournant la maison de part et d’autre, tout stoïcisme. Le jus de sa poire lui coulait entre les lèvres. Et même lui coulait sur les joues tant elle goûtait le plaisir de rester étendue dans l’herbe. Elle se sentait les mains collantes et ne savait comment les essuyer. Elle mourait d’envie de se les plaquer sur sa robe, sa robe de toile blanche sans manche qu’elle devinait déjà toute tâchée de vert, entre l’envie de continuer à se vautrer et de la tâcher encore plus, l’envie de la retirer toute pour s’offrir au vent jaune d’alcool de poire et d’en rire tant et plus de la gorge, ou peut-être pleurer aussi. Le vent était beaucoup. Des commentaires des plus concernés se font sur les grands beaux voiliers qui passent. La maison ne bougerait pas, mais le jardin, lui, agrandirait largement sa langue vers le fleuve, et le jardin, le grand jardin doublé, aurait comme toujours été là, ah celui-ci c’est un Norvégien, comme toujours aussi beau et aussi noble, comme s’il avait été le paysage initial, dans un équilibre parfait, comme si la nature avait eu bon du premier trait, lui restituant son talent. Beaucoup d’ombre mouvante passait sur son visage, lui donnant du frais, de l’éclat et du doux. Les serviettes de plage transformées en nappe recueillent les tranches de jambon, les tomates cerise et des couteaux trempant dans le pâté tiède. Le jardin redevenu premier, rendu à la grâce de ses sédiments fondateurs. Un peu éblouie, elle ferma les yeux, se mit à rouler de droite et de gauche, ses cheveux blonds s’emmêlant un peu plus à chaque tour. Elle voulait de ses bras, de ses jambes, de son corps même investir le verger. La matière en miette, de la roche concassée, du béton brisé, les dunes de craie en parpaings broyés, avaient été déversée, jetée à bas de la rive initiale par des mâchoires aveugles en un agglomérat spongieux qui finissait victorieux dans l’impossible absorption du fleuve, les eaux dévorées. Un rire de bœuf bourguignon : le turban turquoise a failli s’effondrer par l’arrière dans les thuyas. Mais non, c’est celui-là le Norvégien. Les enfants ne font pas la sieste et cavalent dans un cache-cache aléatoire. Un papa a trouvé refuge dans un hamac. Des verres raclent les derniers fonds des cubis de vin. Investir et devenir le verger, être à la fois le fruit et l’arbre, l’arbre et le fruit, sa saveur et sa chair, sa peau et son cœur. Quelqu’un sait où on pourrait trouver du café ? Du fruit encore vert au fruit trop mûr tombant dans le sol pour s’y esclaffer et s’enfouir pour renaître nouvel arbre. Elle refusait de partir. Les saisons avaient vu la progressive disparition des chenilles ouvrières rentrant d’exode à la queue-leu-leu vers d’autres carrières. Le remblai s’était tassé, s’était damé, il était devenu terreau, des nouvelles pelouses et un jeu de haies basses y avaient été dessinés artistement. A contresens des beaux trois-mâts un petit voilier semble échoué ; les tentatives de dégagement d’une vedette de secours monopolisent l’attention, faisant oublier de se protéger contre le soleil, malgré quelques canotiers tardifs qui fleurissent et couvrent la face des derniers dormeurs, avant que ne sonne l’heure de celui qui, ouvrant la brèche, décidera de la première vague de départs. Quelques arbres avaient été replantés, ou la faveur de quelques arbustes d’ornement qui par les années finiraient par donner grâce à une tonnelle reculée pour amoureux à fleurettes. Elle avait cramponné la terre de ses orteils, serrant tellement le fruit dans sa main qu’il y éclata en pulpe molle. Cet arbre était le sien. C’était Son arbre, elle ne pouvait l’abandonner ainsi, lui qui avait pris racine sur le bord de l’eau du fleuve. Elle jeta sa main souillée dans le vide pour voir la chair du fruit se disloquer et disparaître, s’ensevelir dans l’eau.




jeudi 14 août 2008, Boissy-lès-Perche

24 septembre 2008

A propos d’Heiligenstadt



Les inscriptions des rues et des lieux s’intègrent en mon corps
Tandis que mon pas



Heiligenstadt
Nussdorf
Eroïcastrasse
Beethovengang



Aucun mot
Ne parle pas
Laisser, les panneaux



Pluie sous parapluie noir – chemin retrouvé
Heiligenstadt – Vienne, maison de Beethoven
Probusgasse, numéro, quel numéro



Maison du testament – Testament d’Heiligenstadt
Testament de qui n’est pas mort à la vie



Mes chers Frères et Amis
Mes très chers Frères et Amis



Cette rivière a certes perdu de son caractère évocateur mais la promenade
Coule douce parmi les pierres




Le jardin est-il car il a été



Mourir mais continuer à vivre

A trente ans et vivre encore
Trente ans pas soixante pas quatre-vingt
Jeune homme, jeune
Coule parmi les pierres
Mes très chers Frères et Amis,



Les notes

Coule parmi




L’arbre sous ma fenêtre
s’agite
muet de moi



Parmi




mercredi 13 août 2008, Boissy lès Perche

21 septembre 2008

Inclination



Promenant

Promenant le chemin
Le long du chemin le lent du chemin
Sa robe sa main juste un peu pour ne pas




Arbre vent les feuilles
Tronc de tâches jaunes et brunes
La ronde de l’écorce
Racine berceau
Bec fermé œil fermé aile fermée
Oiseau




Le long de l’eau de la rive les barques molles, en grappe lâche nouée, rebond mat la coque s’entrejoue
L’attente frétille
Les jeunes rameurs en tenue
Le ponton reste fermé – par trop tendre l’ombre encore, la laisser grandir par les arbres




Au creux du cou son ombrelle



Vif trait de plume sur l’eau
Blanc




Deviner son genou sous le mouvement



la tonnelle
au rosier
au détour




Au fond du couloir de verdure elle est là
Pas encore mais déjà
retournée


Paysage muet qui bouge
Les branches font balancier, les
arches de verdure se poursuivent, le liseron
court dans les haies, les moineaux
jaillissent en pétales
des buissons



Paysage sonore immobile
La bouche est à s’ouvrir, l’ombrelle
arrête le soleil à ses paupières, une boucle
née de son chignon frôle son cou, un
bouton de son col de dentelle est dénoué, la
main posée dessus presque
Elle a laissé son pied déchaussé – L’herbe



Hors champ
le clapotis des canards dans l’eau
fendue en deux
ourlet




Elle joue de son ombrelle comme d’une canne
A son bras le Monsieur
A son bras son compagnon
A son bras le Monsieur et elle joue de son ombrelle



L’écho de la rumeur devient clameur
l’après-midi s’avance plus haut déjà



Elle laisse tomber
l’ombrelle
sur le banc s’asseoir



Elle a laissé son pied déchaussé.






mercredi 13 août 2008, Boissy-lès-Perche

20 septembre 2008

Les champs mobiles



Et il disait encore :
« Tout fonctionne toujours comme sorti de derrière un rideau, de derrière une tenture. Plutôt du velours d’ailleurs, un velours pourpre, bordeaux, un rideau de théâtre, un rideau lourd avec de grosses embrases, comme des cordages, un tissage de chanvre jauni. Comme la nuance entre l’éveil et le réveil.
Après l’effort du rideau soulevé, continuait-il, je m’apprête toujours à ne pas être surpris par un décor qui devrait me surprendre, une scène que je ne peux pas connaître, que je ne peux pas avoir pressentie, comme un assommement de lumière, oui je sais on ne dit pas assommement mais c’est ainsi que cela me vient, ajoutait-il.
Mais alors que j’entends la musique, une cantate sans doute, sur un disque qui gratte et craque derrière le velours où je me remets à peine de ma torpeur, j’écarte la toile et je suis assommé et c’est un grand plaisir, je crains le sombre et je suis assommé de lumière. Et je suis heureux et je ne sais pas pourquoi. »

A peine plus tard il reprenait.
« C’est drôle sans doute, mais souvent je sens que mes trajectoires, mes lieux d’évolution, les lieux où je campe mon corps, et même mes doigts de pieds comme dans le sable de la plage, je les vois du dessus, comme un plateau de train électrique. C’est le lieu de tous les champs, de la superposition de tous les champs, des champs mobiles et des champs immobiles qui dialoguent et s’entrelacent. Un plateau de train électrique, oui. Il y a le rail bien entendu, et ses aiguillages, ce sont tous les chemins ; mais surtout ce qui compte ce sont les infrastructures : le petit tunnel, un trait d’ombre d’où je sors rafraîchi, le petit pont par dessus le petit point d’eau tout reflet du ciel. Et surtout la gare, là c’est ma maison, et là je n’y bouge plus, quand j’y suis. »

Un sourire et un peu d’eau, et il continuait ainsi :
« C’est construit comment une gare ? Au milieu pile il y a une bâtisse assez haute, plus large que profonde, et normalement, en tout cas dans ma maison gare c’est ainsi, des fenêtres se font face de chaque côté. Ainsi, avant même d’entrer, on peut par l’autre côté voir dehors, à peine dedans qu’il est déjà possible d’en sortir, l’air, le vent et le ciel sont aussi derrière. Et derrière, il y a ce que je veux : le jardin et rien que de l’herbe, et le fleuve bordé d’arbres et les péniches qui passent, ou la mer à perte d’étendue d’eau et rien qui arrête le regard. C’est mon réconfort lumineux. Et donc, je continue, de chaque côté du bâtiment central il y a une pièce un peu moins haute, plutôt dire un peu plus basse. Chacune des deux pièces communique de même manière avec la pièce centrale, des ouvertures latérales (il faut retirer les portes pour que personne ne risque d’en fermer une) permettent de circuler librement. Ce qui compte, et toujours et partout, c’est la possibilité de circuler, sans qu’il y ait besoin de le faire ; il est parfois même préférable de ne pas y aller, de rester au cœur et de laisser l’imagination deviner ce qu’il y aurait de part et d’autre. »

Il ne prenait plus de pauses, à peine pour boire.

« Et, de chaque côté de ces deux pièces, une pièce encore et une pièce encore et encore, le plus loin est le mieux, à chaque fois un peu plus petite, plus basse, plus calme, plus fraîche, un nouveau lieu possible de pause, les murs s’épaissiront doucement, les fenêtres devenant presque muettes, comme des paupières s’apprêtant à la sieste, chaque pièce d’un degré moindre de lumière, d’un degré supplémentaire de fraîcheur silencieuse à l’abri de laquelle j’aime à me poser les yeux et les oreilles, jusqu’au moment où quelque attention fureteuse finira, des heures et des siècles de quiétude après, par me pépier des enjôlements pour gambader dans le pré ou rêver ensemble, rêver encore surtout. »

Quelques instants il s’arrêta.
Il regardait en l’air, comme oubliant qu’il parlait. Et il reprenait.
« C’est vrai qu’il n’y a pas de rideau pourpre dans ma maison gare. L’important c’est l’idée. Et du moment que le vent peut circuler je ne suis pas contre. C’est doux le velours, c’est une sensation de confession, non ? Avant le velours, avant de passer le velours je ne sais pas expliquer. Et pourtant à l’intérieur du lieu entre le sommeil et le velours, avant l’autre côté du velours, il y a toujours un coin de rue intérieur. Une rue de maison, bien sûr, une rue de chambre, un coin blanc, un mur blanc en coin avant la fenêtre. Syndrome de clarté la fenêtre. Ouverture toujours ouverte, ouverte comme parfum musique et tumulte. Mais ne rien savoir en direct, rien qui obstrue la liberté de la sensation étendue, car c’est ce que je préfère, savoir qu’il y a sans savoir quoi, dans un jardin en espaliers ne découvrir l’univers du dessous que juste avant de sauter le pas, sans jamais la certitude d’avoir fini, insistait-il. Rien n’arrête. »

Et il disait encore.
« J’ai oublié de dire : dans ma maison j’ai mon trésor. C’est une boîte gigogne. A l’intérieur de la boîte, le premier couvercle de bois ouvert, je peux sortir une autre boîte, qui, aussitôt sortie prend la taille de la boîte de laquelle elle sort, et devient la première boîte, le premier coffret, le contenant du trésor qu’elle est elle-même. Je ne suis jamais parvenu au bout, jamais jamais je n’ai entrevu le moindre pan de sa toile de velours frappé, comme si je n’avais jamais même pas commencé.
Et l’air, et l’air comme lumière. »

Et il rayonnait.




mardi 12 août 2008, Boissy-lès-Perche

18 septembre 2008

La jambe noire



Une femme est assise sur un banc, seule.
Le banc est au dehors, comme il est naturel de trouver un banc qui n’est pas banc d’école mais banc public. Un banc dehors.
La femme a les jambes croisées.
Ou plutôt elle a une jambe posée en son creux poplité sur le genou de l’autre. Une jambe surélevée donc, pas l’autre. Et la jambe du dessus, celle donc posée sur l’autre et dont le pied chaussé d’escarpin - tout comme l’autre – ne touche pas la terre mais semble se balancer très légèrement – alors que l’autre touche la terre, par le truchement de la semelle de l’escarpin, du talon aux doigts de pied – cette jambe du dessus, clairement définie, est noire.
Pas l’autre.
A savoir laquelle des deux est l’autre – c’est dire qu’il n’y a pas de première ni de seconde, il y a deux jambes qui se distinguent car l’une est noire – pas l’autre.
La femme à la jambe noire croisée et noire assise sur le banc dehors est immobile. D’elle-même elle ne bouge pas. Seule le pied de la jambe noire se balance légèrement, comme une feuille.

Tu n’as pas toujours eu cette jambe noire. D’ailleurs est-ce une vraie ou une fausse jambe noire ? En quoi est-elle faite ? Est-elle faite tout en noir ou seulement sa peau, que l’on éplucherait volontiers ? Avant, il n’y a pas très longtemps, tu avais les deux jambes pareilles et tu marchais d’un bon pas même. Tes pas te menaient par les rues, les trottoirs connaissaient bien les deux pas les deux pieds de tes deux jambes appuyant l’une comme l’autre du même poids sa semelle contre la pierre ou la terre ou le dallage ou le bitume, le même impact dans le tendre du mou ou le ferme du dur, tes talons frappaient le sol d’un claquement sonore et agaçant de qui sait où il va, ou surtout qui sait qu’il va. Aujourd’hui tu as l’air de mentir avec ta jambe noire qui n’est assurément pas la tienne. Tu sembles faire ainsi croire à un accident qui t’aurait définitivement résignée.

Derrière moi une béquille. Comme cachée comme pas dire je suis venue sur ce banc avec une béquille alors qu’il faut le dire il y a une béquille à mon côté. Un des plis de ma jupe la masque mais on l’aperçoit mais on perçoit la tête là où se pose l’avant-bras, la tête en plastique, en plastique noir, là où je mets mon bras quand je marche, et la poignée que je tiens, la poignée déjà lustrée de transpiration.

Il y a de quoi être troublé, ce que l’on croyait à gauche est peut-être à droite. Ne pas avoir fait vraiment attention à la posture initiale, avait-elle vraiment les jambes croisées ou, quand la jambe noire s’est révélée, la femme sur le banc dehors avait-elle déjà décroisé ses jambes ? Ses deux jambes et donc ses deux pieds auraient tout aussi bien pu être bien à plat, que l’un des deux pende dans l’air, comme une feuille. Tout dépend du moment du croisement de la jambe l’une sur le genou de l’autre, l’une des deux noire, à n’en pas douter.

Sur son banc, la femme ne scille pas. Comme en un simple devoir entendre ou devoir écouter cette voix la dire la dévoiler, soulever sa jupe pour connaître la vérité de la jambe noire, pour trouver la racine de la jambe noire, comme la révéler, comme la dénoncer. Comme la définir.

Ta jambe n’est pas noire, tu as triché, tu as enfilé je ne sais quelle épluchure noire pour t’étonner d’avoir une jambe devenue noire. Une génération spontanée de jambe noire comme la poussée d’un radis gris ou d’une grosse aubergine bien luisante et dodue, si si, appétissante presque, c’est assez bien fait, tu te serais presque convaincue, t’habiller l’autre jambe que l’autre en noire, comme pour ne pas la confondre. Alors que quand tu gambadais encore, quand tu te peignais encore les ongles des doigts de pied, des deux pieds symétriques en un vernis rouge agressif dans tes chaussures à hauts talons pour claquer le bitume avec tes jambes comme deux fuseaux dans des bas gris et satin, un joli mouvement il faut dire, mais le temps passe, le cruel temps où les deux jambes ne sont plus égales et telles, il ne fallait pas te laisser faucher, ma belle.

Je sais mon pas. J’assume mon repos sur le banc dehors avec ma béquille cachée. Je ne veux pas soulever une fois de plus l’occurrence. Le noir va bien à ma jambe noire, quelle qu’en soit la pulpe et la souplesse. La vérité n’est pas plus riche à dévoiler que la semblance. L’important m’est de vivre la jambe noire et l’autre pour ce qu’elles sont à ce jour, et non pas ce qu’elles furent. Je marche, je vais mon pas, seul, seule, je progresse de mes deux jambes, la jambe noire, et l’autre.

Et ce regard qui se pourléchait en caresse sur ton mollet. Et cette bouche qui savait de ses dents la tendresse de ta cheville. Et ces lèvres, et cette langue.

Au stade du banc, la jambe n’est que noire et l’autre non. Les deux ne sont pas douées du mouvement. Alors que, avant la chair, avant la couleur, la jambe est propice à la marche. Noire devenue l’une, et l’autre, définie par l’autre, noire devenue ou noire car noire, noire toujours, ou nouvelle parce que noire, refusant de n’être que nouvelle ou que noire et tu le sais tu le vois tu te vois qui marche quand tu marches de ta jambe noire et de l’autre et la béquille que tu tiens non pas du côté de la jambe noire mais de la main opposée, faisant ainsi peser tout le poids de ta marche sur la jambe noire, la jambe noire porte tout, que dire de son cri ou du cri de l’autre, de ta jambe l’autre. Et laquelle, laquelle ?
Et cette main qui t’accompagne.




lundi 11 août 2008, Boissy-lès-Perche