23 novembre 2008

Vôtre

N., le 21 juillet

Mon Amour, comme je suis heureuse. Je compte du bout des heures les quelques faubourgs qui nous séparent encore et je ne peux résister à vous écrire ma joie et mon impatience. Ne me dîtes pas que cela vous fâche, j’ai tant de joie à partager que je ne peux malheureusement partager qu’avec vous. Je sens que ce secret qui d’habitude me pèse tant est à l’heure présente si léger, si précieux, que je me prêterais à le chérir plus que vous, à l’aimer pour le garder tout à moi, lui. Vous rirez sans doute de mes enfantillages, mais qu’importe, rien ne pourra flétrir à cette heure les soubresauts de mon pauvre cœur, souvent si seul, si vite réchauffé par la promesse de votre venue vers moi enfin, et qui abolit tous les silences. Ce billet de vous, si grand, je le mettrai sous verre à cette heure.
Je brûle de vous montrer mon travail. Un éditeur m’a fait une proposition ferme, je m’en rends à peine compte. Mais je veux surtout votre avis.
Ces derniers temps je sors si peu, j’ose à peine mettre un pied dehors que j’en suis à douter d’avoir retrouvé toutes mes capacités depuis mon refroidissement de cet hiver, tant quelques pas dans la rue m’épuisent. Ce ne sont pourtant pas quelques cigarettes qui m’essoufflent à ce point. Promettez-moi de ne pas pâlir devant mon affreuse mine, j’ai beau faire je ne parviens pas à m’apprêter convenablement. Oh, je suis affreuse, il vaudrait mieux que vous ne veniez pas, vous ne voudrez plus jamais me voir. Mais je brûle tant que je serais presque prête à ce que ce soit la dernière fois. Je n’ai aucun sang-froid, pire qu’une jouvencelle, faut-il que je sois sens dessus dessous, voyez l’effet que vous me faîtes, vous devez me prendre pour folle et vous aurez raison.
Je ne suis pas la même dans la vraie vie, vous me connaissez. Certaines coteries m’ont classée dans la catégorie des intellectuelles sous le prétexte de quelques recueils de poésie qui auraient eu leur petit succès. Cela me fait rire, alors que je me sens si chamboulée par la seule idée de votre présence, de votre corps dans mon rayon. Je vous vois, je vous sens, je vibre déjà. Je ne peux pas ne pas vous le dire, je suis totalement transparente et vous êtes sûrement strictement terrifié tellement je vous parais offerte. Mais promis je vous jure, je serai boutonnée jusqu’au cou et calme pour vous accueillir, il ne restera qu’à se verser le thé, beurrer quelques tartines et deviser, je saurai ne rougir que de l’intérieur, vous ne reconnaîtrez pas l’hystérie de cette missive dans la femme sobre qui vous accueillera en velours. Je m’y prépare déjà, je me contiens, je me redresse. Voilà, je suis prête à me préparer. J’entends votre route qui s’avance, et mes mains ne tremblent pas. A très vite, Mon Amour.
Vôtre.




Vers T., le 12 septembre
Mon Amour,

Mon écriture s’écorne sous le cahot du train, j’espère que vous pourrez me lire malgré tout. Ces quelques semaines au bord de la mer me feront le plus grand bien. J’y serai aussi plus tranquille pour écrire. Le tracas des rues de la ville m’empêche de plus en plus de me concentrer. Il m’a été confirmé que l’arrière saison était très belle et que les derniers estivants avaient fini de s’agglomérer aux abords de la plage, et qu’il restait surtout des personnes âgées et quelques jeunes couples. Voilà ce qu’il me faut, ne pas être obligée de soutenir une conversation assommante avec tous ces snobs en villégiature qui ne savent que parler d’eux-mêmes. Toutefois entre l’ombrelle et le parapluie je n’ai pas choisi, j’ai pris les deux. Mais je reste malgré tout très fière de l’économie de bagage que j’ai su faire, un véritable exploit, ne riez pas, juste quelques traces de futilité indispensable, notamment ce briquet à mes initiales que vous m’avez offert, mais ce sont aussi les vôtres, l’avez-vous remarqué ? A moins que ce ne soient les vôtres, en gage d’amour. Je vous taquine. Pas besoin de cela pour penser à vous. Cela vous agace je sais, que je fasse si peu mystère de mes sensibilités à votre endroit, mais je sens si bien votre corps si près de moi, j’ai tellement votre odeur à mes narines, ce mélange de tabac avec cette touche un peu aigre et comme un fond de musc, que je me sens posséder cette part de vous que vous ne maîtrisez pas. C’est peut-être beaucoup trop pour vous, et si cela peut me suffire aux heures d’harmonie, cela reste bien peu dans ma solitude coutumière. Vous me possédez bien plus que je ne vous possède, quoi que j’en dise. Nos sexes ont leur dominances, et cela ne se fait pas pour une femme d’être par trop explicite, cela se paie tôt ou tard, envers son amant. La femme a un amant, un homme a une maîtresse. La différence de vocabulaire est tout un poème. Alors non, ne pas trop en faire, ne pas trop empiéter sur votre terrain, sans pour autant abuser d’excès de pâmoisons, autant de pièges pour vous. Mais la femme n’est pas que ruse, bien au contraire, vous la dotez de beaucoup d’armes qu’elle ne possède pas. Vous êtes très pratique savez-vous, je discute toute seule !
La route est fatigante, je baille à pierre fendre. Ou serait-ce que je n’ai pas assez mangé ou déjà faim. Je me sens lasse, un bon lit ou un vrai bain chaud me serait un délice. Mais, patience, ce ne sont que quelques dizaines de kilomètres encore. La petite maison que j’ai louée donne sur la mer, je suis bien contente. Rien de tel que la vue des vagues et leur cahot pour m’apaiser. Quelle joie aussi de pouvoir retirer mes chaussures et en quelques enjambées tremper mes orteils dans l’eau froide, cela me ravit le corps.
J’inscris mon adresse au dos de l’enveloppe, ne vous privez pas si le cœur vous en dit de m’envoyer quelques mots pour mon amour, vous savez comme ils me font du bien. Je vous envoie encore mille pensées et mon amour vif, ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches (comme Verlaine peut-être lourd parfois !). Je profite d’une halte en gare pour poster cette lettre, vous y trouverez tous mes baisers.
Vôtre





N., le 11 janvier
Mon amour,

Désormais on pourra dire que je tiens salon. Si j’en crois ma soirée d’hier, en tout cas, où l’éclectique se disputait à l’intellectualité, navigant entre deux verres de bulles molles. Je les avais invités, enfin presque tous, enfin un bon nombre, mais je ne les connaissais pas tous, enfin peu importe, c’était un bel orphéon aux sept-z-arts, de la poésie à s’en mettre plein les coussins, une jeune actrice à demi nue et fort laide accompagnée de son metteur en scène, un couple de violonistes chargés d’un pianiste tchèque avec un œil blanc et a priori muet, et je ne dénombre pas les critiques d’art et journalistes qui entraient et sortaient sans cesse sans que je puisse jamais trouver le nom d’un seul ni revoir le même deux fois de suite, mais je n’ai pas cherché à comprendre. J’ai passé beaucoup de verres, j’en ai repris beaucoup de vides, et heureusement j’avais pris quelqu’un pour le service. J’ai surpris un moment une discussion où il m’a semblé entendre votre nom mais je n’ai pu saisir de quel côté ils se situaient, c’eût été amusant de pouvoir jouer à l’espionne. Même si de beaucoup je rêve que vous veniez une fois au moins vous fondre comme anonyme sans que notre complicité puisse être déjouée, et j’ai le droit de rêver bien que vous ne veniez jamais en de telles occasions. Vous préférez vous faire désirer, et vous savez comme cela fonctionne.
Mon éditeur m’a enfin apporté les épreuves de mes textes. Je ne sais qu’en dire, je n’ai pas l’impression que cela soit de moi, lui est toujours très élogieux. Je ne suis pas certaine que ce soit une bonne idée de les publier, j’en suis tellement loin aujourd’hui. Ils ne datent que de quelques années pourtant, d’une époque où certes je ne vous savais pas encore. Je les trouve d’une drôle de couleur, marron et violet.
Le pianiste muet a passé la soirée à jouer. Il n’a demandé l’avis à personne, mais finalement c’était bien venu, un peu fort peut-être, et il a joué trois fois de suite la même sonate de Scriabine. C’est exagéré, il me devenait odieux ; alors je lui ai montré des partitions de musique française et il s’est passionné à déchiffrer des pièces d’Alkan, c’était parfait pour mon humeur. Je ne joue plus trop, je n’ai plus rien dans les doigts. Non, ce n’est pas vrai, c’est juste de la paresse.
Où êtes-vous ? Cinq jours de votre silence, vous êtes cruel. Pourquoi n’êtes vous pas venu ? Pourquoi ne voulez-vous pas me faire un peu plaisir ? Parfois, je me fais l’impression d’un morceau de viande coincé dans une de vos dents creuses que le cure-dent n’arriverait pas à déloger. De douce et amère je ne voudrai pas devenir rance, pardonnez le jeu de mot. Donnez-moi un peu de vous, mon amour, au moins le cure-dent, ce n’est pas tant. Je vous espère, mon aimé.
Vôtre





N., le 2 mars
Quelle humiliation. Quelle humiliation !
Vous n’étiez jamais allé aussi loin dans le mépris. Je ne réserverai pas le sort que vous me faites à mon pire ennemi. Je n’y crois encore pas, je ne peux tout simplement pas. Deux jours auparavant ce fut un des plus beaux jours de notre rencontre, et là vous niez jusqu’à mon existence. C’était pourtant vous qui m’aviez convié à ce concert, je vous le rappelle. Mon cœur me battait dans les yeux, prêt à sortir, j’étais à cinq rangs de vous, et je ne vivais que pour un signe, un sourire. Combien de tortures ai-je enduré à vous voir ainsi entouré, surtout par cette femme qui semblait aimantée à vous, une bienfaitrice à verrue comme vous les collectionnez, et qui sont pour la plupart les « mécènes » de vos spectacles. Jusqu’où faut-il que je m’abaisse pour supporter de vous aimer ainsi. Nous nous y verrons je vous le promets je vous accorderai toute la seconde partie m’avez vous juré, quel grand seigneur vous faites. Il m’a fallu, en plus de supporter impuissante votre hypocrisie (mais quand êtes vous réellement hypocrite ?), accepter de m’infliger une musique sans queue ni tête avec des interprètes qui tapaient plus du pied sur la scène que ne sortaient une seule note, sans compter la population de phtisiques qui expulsaient l’intégralité de leur mucus entre chaque morceau. Dans quel état étais-je ! Et, lorsque l’entracte a enfin retenti, tous mes sens se sont réunis en joie dans la certitude si proche de me retrouver enfin avec vous. Suivi de votre essaim d’admirateurs vous êtes sorti du rang. Faisant se relever quelques personnes pour sortir du mien je descendis les quelques marches qui je pensais permettraient de nous retrouver enfin. Vous m’avez vue descendre vers vous, mais sans pourtant faire aucun signe, je me sentais rougir à chaque pas. Votre attention a été de nouveau happée par la matrone à deniers qui a posée sa main baguée sur votre bras. Je me suis approchée, encore à l’écart, et la femme, quelle vision, m’a regardé fixement comme on dévisagerait un hologramme, sans être certain de voir ce que l’on voit, puis a haussé les épaules et vous a emmené plus bas. A vous voir vous éloigner ainsi sans ciller j’ai failli m’évanouir. J’ai dû m’accrocher à un fauteuil et m’asseoir pour ne pas obstruer le passage des gens qui me regardaient en chuchotant. Mendiante égarée.
Quels sentiments m’ont traversée, selon vous ? Connaissez-vous vraiment toutes les gammes de la décoloration de l'âme et de toute substance vitale ?
Comment faîtes vous ?
Où êtes-vous ?






N., le 26 septembre
Bien cher Armand,

Votre dernière mise en scène est un grand succès, tout le monde le dit, ce n’est donc pas une forfaiture, comme certains l’ont proclamé, de vous avoir nommé directeur du Théâtre des Universités. La saison qui s’annonce est prometteuse, et le répertoire programmé est audacieux, toutes mes félicitations. Parmi mes relations vous avez de fervents soutiens, mais également un beau triumvirat d’abhorrateurs qui me font bien rire tant leur jalousie transpire et tant ils ne savent rien de ma position à votre endroit. Ceci est assez délectable. Je tiens un journal assez précis des pensées obscures et des dires de tout ce petit monde. J’en prépare un petit brûlot qui illumine mes heures, mais sans doute finira-t-il au feu. Peut-être pas.
Comme tous les débuts d’automne, je me retire quelques instants en Normandie, sur la côte. Salubre solitude.
Et qui sait ?
Cette chère




N., ce 22 novembre
Très cher Armand,

Quelle surprise ce fut, aussi bref cela soit-il, de vous voir, aussi impromptu. Vous avez rasé votre moustache, quelle heureuse idée ! Cela vous change et vous rajeunit, vous y gagnez encore, vous devez êtes épuisé d’avoir encore plus à lutter contre toutes ces séductrices embusquées. La vie n’est pas simple pour les hommes aussi séduisants que vous.
Je vous embrasse, ah ah !
Vôtre.




N., le 2 février
Mon Aimé,

L’avez-vous fait exprès : vous avez oublié quelque chose chez moi. N’était-ce pas exprès que vous vous en êtes forcément déjà rendu compte. Cela saura-t-il attendre votre prochaine visite, que j’espère bien proche, ou préférez vous que je vous le fasse parvenir ? Je n’ose prétendre vous l’apporter moi-même, pas plus que je n’aurai la malice de le déposer au concierge du théâtre. Je préfère vous laisser venir, déposer avant la porte un courant d’air froid pour mieux vous réchauffer contre moi avec autant de hâte que je l’espère. Je ne sortirai pas non plus aujourd’hui, les trottoirs sont encore blancs, et bien rares sont les passants, ou très furtifs. Je préfère rester ici sans trop m’affairer, non point très alanguie, mais laissant courir la musique de votre présence et de votre odeur qui s’attarde. Je l’attrape encore par poignées, et elle suit mes déambulations domestiques.
Ce climat m’est propice par le calme qu’il instille et me donne de la place pour écrire. J’ai en retard une commande de plusieurs articles dont je n’ai pour l’instant que les ébauches. La nuit sera longue sans doute mais j’ai plaisir à concevoir cette traversée d’écriture rien qu’avec moi et, par la fenêtre, la lune du poète dont depuis plusieurs jours le croissant s’affine. Les nuits sont très claires, et malgré quelques réverbères en bas, la lumière de la lune est toute sonore. Je suis un peu triste d’avoir perdu la candeur de celui qui ne sait voir que le croissant, son versant lumineux, dernière partie exposée aux rayons du soleil. Je ne sais plus que la voir ronde en son entier, et principalement sa partie sombre, celle plongée dans l’ombre. Cette vision est à la fois douce et réconfortante car le cercle plein est toujours là, même recouvert par la nuit. Mais justement c’est savoir que la lune est toujours là, totalement noire parfois dans la nuit et même blanche tout le jour qui me rend triste et loin de toute candeur, comme une présence absence, dans l’insynchronisation éternelle de la vie, et de la rencontre, mon amour.
Rassurez-vous, je ne perds pas ma gaîté. Je suis pleine lune et rayonnante comme le soleil, c’est sans doute un peu beaucoup pour une seule femme, mais je saurai distiller, je vous le promets. Mon attente est sereine car je vous sens, là, bien dans mon cœur. Mes heures futures sont joyeuses, tout contre vous, mon Aimé.
Vôtre


3 février
Mon amour, juste une pensée encore : ce matin en me voyant au miroir j’ai vu votre visage dans le mien et j’ai été prise d’envie d’embrasser la glace. Vous étiez bien sérieux, votre sourcil noir et épais froncé un peu, et ce tic viril à l’arrière de vos joues quand vous jouez de votre mâchoire, les lèvres sèches et craquelées à peine, muettes, et les trois fil blancs qui parcourent votre chevelure. Vos yeux étaient les miens, j’y ai lu tant d’amour aussi. Je n’ai pu m’en empêcher.






5 octobre 2008, Paris