16 mai 2008

Petra

Petra était grande et triste. Petra était triste et grande. Et surtout : Petra était grande, triste, et allemande.
Il est curieux que l’on parle toujours au passé d’une personne que l’on a perdue de vue, mais pas de pensée. Et le commun de se justifier : enfin, je parle d’elle au passé, mais je suppose bien qu’elle est encore vivante, la pauvre.
Loin de mes yeux tu n’es plus qu’un souvenir.


Elle était venue travailler depuis quelques mois dans la société dans laquelle je sévissais alors. Elle avait été la perle rare, celle qui alliait la discrétion à une maîtrise rare de la langue française, de l’anglais et de la sienne maternelle. Pour une société aux capitaux principalement germains c’était l’aubaine. D’autant plus qu’elle avait été spécialement peu exigeante sur son salaire d’assistante du directeur général, et son célibat lui laissait une grande amplitude dans ses horaires.
Quand j’étais au bureau, nous travaillions au même étage, dans deux bureaux équidistants de la photocopieuse sise au milieu universel du couloir. Nous nous y rencontrions souvent, et je n’avais de cesse que de lui faire mille politesses pour la prier de faire ses copies avant les miennes. Elle ne voulait pas, j’insistais, elle s’obstinait, moi aussi, elle faisait mine de retourner en son office, je la devançais dans l’allée, prêt à dégainer mes sabres, elle s’effrayait un peu, retournait vers la machine, j’accourais en repassant devant elle pour lui faire accueil noble, lui prenant sa feuille délicatement, la posant tout aussi gentement sur la vitre, appuyais dextrement sur le vert bouton de copie, elle baissait les yeux, rosissait, et je lui tendais sa copie brûlante comme un petit pain sorti du four. Cela se passait ainsi. Je voyais tant d’opaque dans son regard, son regard aux yeux d’un vert d’eau presque blanc, comme un lac sous l’orage, ses yeux tombants et ses paupières un peu bien lourdes, forçant sa tête à se courber, du haut de ce grand corps longiligne, un bouleau à l’écorce fêlée, les feuilles délicates, recroquevillées encore, un bouleau dans la neige, quelques brindilles tombées à terre, quelques touffes d’herbe perçant courageusement le crêpe blanc, des traces de petites pattes d’animal des sous-bois, un écureuil peut-être, ou mieux encore une loutre se sauvant furtivement de la vue de l’homme pour se laisser glisser de la rive et disparaître sous l’onde, et, ou encore, des feuilles de lierre, de la vigne vierge dont on suivrait la nervure du bout de doigts de plume, tout un parcours silencieux et lent, les pas étouffés, une écharpe bien nouée, une broche, une belle broche, ou peut-être la fleur d’un lys, ou une orchidée d’or appliquée juste au dessus de son cœur gauche. Je me trompais d’arbre, elle était femme et fille de la Forêt noire, elle courait parmi l’indénombrable des conifères, emmêlant ses jupes et ses cheveux dans la toile de mélancolie des épines de pins, et voguant dans la senteur pointue d’une sève dense et qui prenait au cœur et ne le lâchait plus, et courir en multitude dans les pentes glacées du tapis profond des aiguilles alanguies. J’avais envie de violence quand je voyais sa nuque penchée devant un écran absorbant, tant son corps était immobile, pas paisible, non, pas paisible, immobile et silencieux, comme retenu, une grande poupée de bois à peine articulée, en pleine virginité, en pleine infertilité, éteinte, comme volontairement éteinte, violence pour l’exhorter à en sortir, à sortir la biche, et le cerf, et la horde, à part son beau sourire triste et clos, et ses yeux qui n’en finissaient pas de tomber, son noble visage long, tournant de droite et de gauche, lentement, de gauche et de droite, et les gestes longs, des bras grand déroulés, des mains étonnamment longues, un léger vernis dessus, pour moins se manger les ongles, elle avoua, confondue. Je me souviens tant de si peu, comme elle sautait haut si haut quand j’arrivais en tapinois dans son dos pour lui faire un « bouh » au bord de l’oreille, elle touchait au plafond, cela marchait à chaque fois, pas une seule fois cela n'avait pas marché, j'étais tout heureux à chaque fois aussi, et je m’excusais expressément, m’empressais de m’excuser, dirai-je, avec joie. Je me souviens de l’avoir vue de loin se promener au bord du canal un midi de soleil, en compagnie d’une collègue, germaine également, à savoir laquelle des deux était la plus grande, ses grandes mains plaquées dans ses poches pour retenir le vent. Je me souviens du 11 septembre 2001 où ce fut elle qui nous annonça en premier que deux avions s’étaient écrasés sur le World Trade Center, elle écoutait donc la radio en travaillant, et comme elle était émue, elle allait pleurer, comme si elle mesurait déjà tout ce que nous ne savions pas encore. Je me souviens de son accent qui était beau dans sa bouche un peu grande. Je me souviens que je ne comprenais pas ce qu’elle faisait là et que je n’osais pas lui demander plus loin, car j’avais appris qu’elle avait une maîtrise de sociologie, qu’elle avait vécu en Espagne, à Barcelone, et qu’elle faisait même des traductions de l’espagnol vers l’allemand, j’appris même qu’elle était mariée, oui elle était mariée, son mari devait la rejoindre mais plus tard, et j’appris aussi qu’elle avait un petit garçon de six ans qui était resté dans le sud de la France, élevé par de lointains cousins, la situation ne leur permettait pas de se retrouver pour l’instant, c’était pour ça qu’elle avait accepté ce poste et qu’elle devait envoyer de l’argent là-bas, mais c’est moi qui l’imagine elle ne me l’a jamais dit, elle changeait vite de sujet quand je lui parlait de son enfant, de cette date qui ne se fixait pas, qui je sentais n’existerait peut-être jamais. Et je me souviens que j’étais content de la faire rire, comme si je lui donnais un peu de vie, et j’étais toujours ému quand j’étais à son approche, à la circonférence, dans son rayon blanc de lumière blanche, elle dans ses habits sages parfois rehaussés au visage de l’audace d’un bleu à paupière, si appliquée à composer les numéros sur le clavier du fax ou du téléphone ou de l’ordinateur, ses doigts de bakélite tapant comme pour la première fois, en un geste qui ne serait jamais appris, la touche numérotée, pour lancer dans les airs des signaux télégraphiques qui s’en iraient mourir dans des zones désertées des pélicans, ou non plus sable, ou non plus mer poissonneuse, mais froid concret béton gris vertical, à quatre-vingt-dix degrés du bitume horizontal, tout noir, parfois luisant, parfois cuisant parfois fondant au soleil, aux derniers étages de bureaux sans arbres mais fleuris de plantes en plastique sur le sol brillant de marbre de Carrare, à y faire des glissades (s’il était loisible d’y avoir la tête à ça), il valait mieux ne pas savoir où les ondes du télex s’iraient se transfigurer l’âme, et rester sur nos mols rebords de fenêtre où la mousse poussait dru, en attendant que les heures se couchent un peu pour rentrer, tandis qu’elle révisait en cachette la notice de son nouveau téléphone-standard-percolateur, ne pas montrer qu’elle ne savait pas. N’oubliez pas de ne pas dormir ici. Ses paupières tombaient et me souriaient. Juste quelques minutes et elle y allait, des amis l’attendaient. Des amis. Les amis de Petra. Je les imaginais silencieux et assis les mains sur les cuisses, ils porteraient des sous-pulls à col roulé et des lunettes d’écaille, ils auraient un humour tout à eux. Ils auraient de la corne jaune aux doigts et n’auraient pas forcément très bonne haleine. Ils boiraient du schnaps en croquant des radis gris. Ils auraient de gros sourcils et la main baladeuse, et Petra ne dirait presque rien, mais s’en irait finir la vaisselle en regardant par la fenêtre en bas. La pluie un peu. Ils ne devraient pas tarder à partir maintenant. Elle devait encore repasser son chemisier pour le lendemain.
Je ne sais pas pourquoi, je l’imaginais pleurer, seule dans son appartement, dans le noir presque, à la seule lueur ou à l’ombre des réverbères, elle avait un air à pleurer seule à l’ombre des réverbères. Je la voyais se concentrer devant la glace pour forcer ses larmes à revenir en arrière, dans une raideur qui ne cèderait pas. Penserait-elle à se pincer les pommettes pour leur redonner du vif ? Bouh, je lui faisais. Un grand cri qui partait, comble de la confusion, toutes ses mains sur le son pour l’étouffer trop tard, riant aussi, d’un rire de gamme mineure, à chaque fois, à chaque fois de « bouh ». Et parlions de l’amour de Barcelone, de Montserrat, de l’Ametlla de Mar, et je partais à parler et elle partait à parler, elle quittait son sourire mutique pour tout me dire dans l’élan et puis, non, Je dois retourner travailler maintenant.

Je garde comme une image arrêtée de son bureau qui resta vide d’elle, de ces paquets qu’elle était en train de faire, arrêtée en plein vol, des envois de bons cadeaux ou de paquets de cartes de visite, sûrement pas d’au revoir, comme un gilet à la patère d’un portemanteau dans l’attente de la vieille dame partie à l’hôpital, juste pour un examen, pour n’en pas revenir, l’attente infinie qui ne sait pas encore qu’elle sera infinie, des objets perdus d’âme, le lien humain rompu.
Je ne sais qui finit par débarrasser son bureau, il demeura en tout cas quelques temps ainsi embarrassé.
Des traces persistaient d'elle. Le goût du café à la française, les premières libertés, la peur du dentiste, la gentillesse du dentiste, le tutoiement, qui vînt par décision de se donner quelque chose, un engagement concentré, comme un échange de nos plus belles billes.


Un jour la police est venue la chercher. Sans un mot elle a suivi. Son dernier sourire mutique et triste. Son dernier sourire. Personne ne la revît.
Nous apprîmes quelques jours après qu’elle avait été liée, quelques années plus tôt, à un groupe terroriste qui avait fait exploser un bus à Madrid.




mars 2008, Paris